Démarquant une célèbre fable, mais lui ôtant son caractère paradoxal, Les souris ont parfois du mal à gravir la montagne (2000) relate la douloureuse expérience de réalisateur de l’écrivain Vincent Ravalec. Dans un récit satirique en cinq actes, Ravalec évoque, avec un humour féroce, son parcours initiatique jalonné de déconvenues, lors de la conception, du tournage et de la promotion du film, l’étape ultime de ce chemin de croix étant le Festival de Cannes.
Si le rôle du petit rongeur semble ici dévolu à l’homme de lettres, la montagne est d’un symbolisme peut-être moins univoque. Elle pourrait renvoyer à la tâche du cinéaste, présentée comme un sacerdoce, plus éprouvant encore que la littérature1 car, si cette dernière est exigeante, du moins impose-t-elle de plus nobles contraintes à ceux qui s’y adonnent. Associée au calme et au recueillement, l’écriture est ici assimilée par Ravalec à un havre de paix face au vacarme inepte du cinéma. Pour asseoir son propos, l’auteur passe en effet sous silence les tourments de l’écrivain, dont l’activité est ici présentée comme un « ravissement constant », affirmation qui prête à rire lorsqu’on a lu, par exemple, la correspondance de Flaubert.
Engagé dans la tâche de réalisateur, Ravalec s’est ici lancé un défi qu’il n’a pas vraiment à cœur de relever puisqu’il en méprise les enjeux. Ce curieux récit met effectivement en balance de manière polémique l’idéal littéraire de Proust, à l’aune duquel Ravalec fait à nouveau figure de petite souris, et le cinéma comme produit vaguement culturel à consommer le pop corn à la main. Comme pour compenser cette trivialité, les personnages et lieux mythiques de La Recherche et jusqu’au style si singulier de son auteur, pastiché par endroits, font ponctuellement irruption dans le texte.
Même si son récit s’enracine dans une pratique de réalisateur, Ravalec reconduit donc ici les plus anciens préjugés des écrivains à l’encontre du cinéma — on pense à Duhamel2 — en rejouant le conflit de valeurs opposant des mondes présentés comme irréconciliables : ceux de l’industrie et de l’art3. Cette tension se traduit par l’alliance d’une certaine exigence formelle et d’un registre familier, voire vulgaire, qui rappelle parfois la patte d’un autre grand styliste — Céline. Dès lors, le défi de la petite souris Ravalec, ne consiste sans doute pas tant à gravir le mont cinéma (il s’y livre à contrecœur) ou celui de l’art pur (son récit, même occasionnellement virtuose, n’en a pas l’ambition) qu’à marcher en équilibre sur la ligne de crête séparant ces deux univers.
- 1. De nombreux écrivains passés derrière la caméra ont témoigné avant Ravalec des pesanteurs du métier de cinéaste, que ce soit pour expliquer le fait qu’ils lui aient tourné le dos (comme Cendrars après l’échec de son film La Vénus noire relaté dans un texte daté de « mars 1925-mars 1927 » intitulé Une nuit dans la forêt) ou pour exalter malgré tout le septième art (comme Cocteau dans son très beau journal de tournage de La Belle et la Bête de 1946 qui, tout en relatant le calvaire de l’écrivain, est une ode à la magie du cinéma et un hommage au travail de son équipe).
- 2. Georges Duhamel, Scènes de la vie future [1930]. Paris : Mille et une nuits, 2003. Le chapitre 3 est un récit à charge incroyablement violent d’une séance de cinéma à laquelle l’auteur a assisté aux États-Unis, et qui l’amène à y voir un « divertissement d’ilotes » (p. 39).
- 3. Pour l’analyse de ces différents « mondes », on peut se référer à Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur. Paris : Gallimard, « NRF Essais », 1991.