Loading...
Section sous la responsabilité de
Nathalie Vincent-Arnaud

« Le poinçonneur des Lilas » fut déposé à la SACEM le 26 juin 1957. L’enregistrement auquel nous nous référons provient du disque Du chant à la une!…, sorti en 1958. Comme l’écrit Marcel Aymé dans le petit texte de présentation qu’il offre à Serge pour figurer au verso de l’album :

[Il] chante l’alcool, les filles, l’adultère, les voitures qui vont vite, la pauvreté, les métiers tristes. Ses chansons, inspirées par l’expérience d’une jeunesse que la vie n’a pas favorisée, ont un accent de mélancolie, d’amertume, et surtout la dureté d’un constat. (cité dans Saint-Eloi, 2016: 40)

« Le poinçonneur des Lilas » raconte l’histoire d’un auteur-compositeur-interprète âgé de trente ans, Lucien Ginsburg, en quête de reconnaissance. Devenu Serge Gainsbourg, il galère en courant les petits cachets. Avec ce morceau et cet album, Gainsbourg connaît enfin son premier succès et remporte en 1958 le grand prix de l’Académie Charles-Cros.

Chabe01, Station de métro Porte des Lilas, ligne 11, Paris (2019)  
Photographie numérique  

« Le poinçonneur des Lilas » mêle révolte, drame, causticité, amertume, ennui, rêve d’un ailleurs, désenchantement, résignation, et suicide. C’est avec l’énergie du désespoir que cette scie musicale nous entraîne à toute allure sur une voie de garage, celle de la station de métro Porte des Lilas, station terminus d’où l’on ne sort pas et dans laquelle on ne voit jamais le jour :

Je le voyais tous les jours, le pauvre bougre, à la station de la Porte-Dauphine. […] Je lui ai posé quelques questions : « Qu’est-ce que vous souhaitez le plus? » Il m’a dit : « Monter à la surface ». Toute ma chanson était faite. (Serge Gainsbourg, cité dans Mikaïloff, 2016: 33)

Serge Gainsbourg chante ici avec une voix placée, timbrée et articulée au service d’une prosodie impeccable et d’une verve rageuse évoquant le parler parigot, le titi parisien. Si la mélancolie dépressive n’est jamais très loin, affleurant au détour de certaines expressions empreintes de tristesse (« Le gars qu’on croise et qu’on n’regarde pas »), l’humour agissant comme mécanisme de défense désamorce provisoirement la charge mortifère véhiculée par ces formulations. Il s’invite dans les refrains où le mot « trou », très envahissant, finit par apparaître ludique, voire décalé, au regard d’un texte qui se veut « grave ». Gainsbourg joue littéralement avec les mots qu’il combine, culbute et agence avec dextérité.

La structure poétique est d’une relative simplicité : d’une part, un système de rimes suivies souvent enrichies; d’autre part, une forme tripartite à trois strophes, chacune embrassant un binôme couplet-refrain. L’arrangement musical offre un mélange subtil de classicisme (contrepoint des vents) et de jazz (manouche dans l’esprit si l’on considère l’accompagnement) dû à la patte de l’arrangeur et pianiste Alain Goraguer, compagnon de route de Serge à ses débuts. On remarque aussi dans cet arrangement une certaine plasticité mélodique, le rôle privilégié des bois et de la section rythmique (caisse claire, contrebasse et guitare sèche), le recours à des effets modernes (flatterzunge de la flûte traversière).

Les premières mesures de la partition « orchestrée » servent de signal sonore, comme si elles annonçaient l’arrivée de la rame (flûte traversière et saxophone baryton en avant imitant la mécanique implacable des machines de la RATP); on remarque par endroits les riffs véloces et furtifs du piano; la section des bois se fait plus pressante, plus présente, plus fournie, plus contrapuntique. Un ostinato rythmique vif, scandé en contretemps par la guitare, court pratiquement tout le long de la partition : la caisse claire effleurée avec des balais souligne chaque temps dans un tempo imperturbable; la guitare sèche, jouée dans un esprit manouche (en pompe et à contretemps), accompagne la voix imposant avec la caisse claire une rythmique motoriste dévastatrice qui emporte tout sur son passage. On reconnaît là un procédé figuraliste de nature invasive, consistant à imiter le bruit de la rame du métro faisant cliqueter, par à-coups réguliers, les jointures entre les rails.

Sur le plan harmonique, la partition écrite en mi mineur utilise le mode éolien (mi mode de la); une introduction de 8 mesures rivée sur un accord de mi mineur haletant avec au saxophone baryton un petit mouvement chromatique intérieur ascendant/descendant chemine en notes de passage à partir de la quinte juste si (si-do-do#-do bécarre-si), chromatisme qui se prolonge sur les 4 mesures suivantes correspondant aux 4 premières mesures du premier couplet. Puis on entend la progression harmonique do majeur 7/do6/la mineur 7/7 (comme indiqué sur la partition piano/chant) avec en contrepoint une descente mélodique régulière dans les parties intérieures (si-la-sol-fa#) suivie de la mineur 7/7/sol majeur 7/sol6 avec fa# (septième majeure) appoggiature de mi (sixte majeure). On observe la présence de notes expressives qui viennent enrichir la trame musicale.

Aux mesures 23-24-25, le compositeur porte un coup d’arrêt à l’ostinato que rien ne semblait devoir interrompre. Décalage et déplacement d’accents rythmiques sont de mise ici sur deux larges accords hybrides consonants/dissonants : fa# 7 11 (au lieu de la mineur 6 9) avec si appoggiature de la. Il s’agit d’un accord dépolarisé reposant sur une superposition de quartes (do-fa#-si-mi-la); cet agrégat se « résout » chromatiquement sur un autre accord lui-même dépolarisé, mais cependant moins dissonant que le précédent en raison de la présence d’une couleur de septième de dominante avec quinte altérée sur fa bécarre : fa bécarre 3 5 +6 9 11 (au lieu de 6 7 9 11) avec frottement entre la quinte do et la onzième si (l’harmonie de dominante de mi mineur est considérablement brouillée); ces deux accords relèvent tout autant de la musique savante que d’un certain jazz d’avant-garde. On perçoit un second agrégat lui aussi dépolarisé en superposition de quartes la-ré#sol-do-fa bécarre-si. Ces deux entités sonores ont pour but de ponctuer, par l’irruption de cinq soubresauts aussi impertinents qu’inattendus, des paroles débitées à vive allure recto tono : premier couplet : « Pour tuer l’ennui j’ai dans ma veste/ Les extraits du Reader Digest »; second couplet : « Un carnaval de confettis/ j’en amèn’ jusque dans mon lit »; troisième couplet : « Je voudrais jouer la fill’ de l’air/ Laisser ma casquette au vestiair’ ». Ces paroles constituent une sorte de récitatif parlando accéléré très rythmé (sur un si croche répété pas moins de 13 fois en l’espace de seulement 6 temps et demi!) sous lequel les larges accords consonants/dissonants déjà évoqués trouvent leur sens en prenant le texte à contretemps et à revers : à cet endroit précis de la partition, Gainsbourg enfonce rythmiquement le clou. Cette manière de parler préfigure la technique du parlé-chanté gainsbourien. Les 17 mesures suivantes (seconde moitié du premier couplet) sont musicalement identiques en tout point aux 17 mesures précédentes (première moitié du premier couplet).

Le refrain poursuit sa course en mi mineur mode de la (éolien). L’ostinato se cale alors sur un système de pompes à la main gauche (répétition en boucle des basses mi/si); la guitare manouche continue à effleurer ses contretemps réguliers; la grille harmonique devient plus lisible : on entend les enchaînements mi mineur/si mineur 7 par trois fois répartis sur 10 mesures puis la mineur 9/7 9/la mineur 7/7/sol majeur 7 avant le retour au binôme mi mineur/si mineur 7 par deux fois réparti sur 8 mesures. À la fin du troisième refrain, dans la coda, il se produit un phénomène de rétrécissement de la carrure harmonique, les deux accords principaux sur si et mi alternant toutes les mesures et non plus toutes les deux mesures, ce qui crée une sorte d’emballement du discours. On assiste ici à l’accumulation exponentielle, voire entropique du mot « trou » qui devient mortifère (pas moins de 51 occurrences relevées tout au long de la chanson) ainsi que par son caractère invasif, compulsif et insupportable. La répétition métrique et harmonique mi/si tourne à l’idée fixe, à l’obsession, à l’asphyxie, l’auditeur ou l’interprète étant littéralement pris à la gorge, happé par la frénésie délirante d’une avalanche de mots s’auto-engendrant presque mécaniquement; la mort subite intervient par la césure tranchante d’un silence interruptif brutal que rien ne semblait annoncer et qui coupe court à l’itération.

***

« Le poinçonneur des Lilas » offre un texte musicalisé millimétré, cynique par endroits, mais néanmoins touchant par sa mélancolie rageuse qui exprime les tourments d’un poinçonneur de métro en proie à la nausée, au dégoût, à « Ce mortel ennui1 » le conduisant jusqu’aux portes du suicide. Il s’agit d’une chanson d’avant-garde dans le sens où elle investit le champ social, comme l’ont fait auparavant ou dans le même temps Vian et Prévert. Elle utilise des paroles qui détonnent ainsi qu’une grille harmonique novatrice adossée à un arrangement original où se mêlent classicisme et jazz. En évoquant la dure condition de poinçonneur, Serge Gainsbourg se situe résolument dans l’humain à côté de la chanson rive gauche et non dans son sillage.

L’artiste ici s’identifie à son alter ego à une époque où lui-même lutte pour se faire connaître. Personnage-miroir emblématique sur lequel il projette ses propres angoisses et fantasmes, ce poinçonneur en dit long sur le moi profond et les tourments qui assaillent la psyché de son créateur. Serge Gainsbourg s’était lancé timidement dans la chanson en 1950 et peina à percer dans ce qu’il considérait être un art mineur, après avoir dû renoncer — la mort dans l’âme — à la peinture. Ce poinçonneur des Lilas est le portrait craché de son inventeur qui menait alors une piteuse vie de pianiste de bar courant les casinos, les cabarets et les petits cachets alimentaires.

La mort s’invite dans le troisième couplet et dans le dernier refrain de la chanson : la musique, grâce à son pouvoir cathartique, exorcise et sublime la mort momentanément — « le temps d’une chanson » — tout en l’appelant de ses vœux dans un ultime déferlement de mots/maux musicalisés tel un objet fascinant ardemment désiré par le sujet en proie au temps assassin.

  • 1. Titre de la quatrième chanson de l’album Du chant à la une!…
Pour citer

FERRATY, Franck. 2023. « Autopsie d’une mécanique déréglée », Captures, vol. 8, no 1 (mai), section contrepoints « Résonances ». En ligne : revuecaptures.org/node/6866/