« Plutôt que d’en annexer des portions… » (Neault, 2001: 0 min 05) : c’est d’abord la voix d’un homme qu’on entend; et, l’entendant, on comprend trop tard qu’on aurait dû entendre le silence qu’elle vient d’interrompre. Ce silence n’est pas un fond sur lequel la voix viendrait se déposer ni un fond duquel elle s’arracherait. À vrai dire, ce silence n’en est pas un; on n’entend pas un silence, mais des silences, et chacun d’entre eux s’entend comme un geste d’interruption de la voix, un geste de réécriture sonore de ce qu’elle dit ou lit. Ce geste consiste moins à insérer des espaces vides dans la trame du discours qu’à y insérer des blocs compacts au volume et au poids variables, dont la variabilité rythme les suspensions de la parole et les retards de la signification. « Plutôt que d’en annexer des portions… la radio plierait l’espace… » (0 min 05 s – 0 min 20 s) : c’est d’abord une conception de la radio que cette voix défend — ou une pratique sonore qu’elle encourage. Événements d’espace et affects de matières, c’est ce qu’est ou pourrait être la radio. L’espace radiophonique ne serait pas sonore d’être éphémère, apparaissant pour aussitôt s’évanouir et disparaître dans l’invisible — l’espace radiophonique n’est pas sonore parce qu’il est acoustique. Il ne serait pas sonore d’être omnidirectionnel, enveloppant tout ce qu’il rejoint en se répandant sur les ondes — il n’est pas sonore parce qu’il est immersif ou englobant. S’il est juste de dire de l’espace radiophonique qu’il est sonore, ce serait plutôt en vertu de sa capacité à faire entendre l’espace-temps comme une série d’événements, et à faire entendre les matérialités comme une série d’affects variables : « … plutôt que d’en annexer des portions… la radio plierait l’espace… les espaces physiques, géographiques, politiques… le ferait varier en intensité… créant des territoires… en métamorphose et… du coup… de nouvelles manières d’affecter… l’espace… et d’en être affecté… » (0 min 05 s – 1 min 22 s) On comprendra beaucoup plus tard que l’usage du conditionnel veut laisser entendre que cet espace radiophonique n’a jamais eu lieu ou n’a pas encore eu lieu ou n’aura pas lieu; il faut dès maintenant comprendre que, d’être encore utopiques, ces jeux d’espace restent en puissance d’une poétique, d’une éthique et d’une politique. Reprenant cette conception de la radio, la voix d’une femme chuchote en parallèle ces virtualités : en défaisant les strates spatiotemporelles, la radio peut ou pouvait inaugurer un autre rapport à la culture et à l’histoire, au savoir et à la connaissance. Par ce préambule, Y Bush Corrida (2001) et son réalisateur Michel Neault viennent de nous engager dans une gare de triage comme vers un rapport autre à notre monde ordinaire1.
Très loin derrière la voix de l’homme, un ronronnement mécanique presque étale s’est fait entendre, a lentement gagné en intensité et en aspérités, a monté jusqu’en bordure de la voix alors que s’y mêlaient le crépitement d’un roulement latéral et le chuchotement de la voix de la femme. À intervalles relativement réguliers, du métal cognait contre du métal, des barres de fer tombaient sur d’autres barres de fer; toutes ensemble, elles vibraient et se réverbéraient un court instant dans un vaste espace, avant que leurs vibrations ne ralentissent pour descendre rapidement l’échelle des hauteurs. Ce ronronnement grave et lourd d’un moteur, doublé d’un souffle sec et d’une rotation métallique très aiguë, sera longtemps ponctué par ces chocs de métal, avant que leur prégnance ne soit contestée par un roulement caoutchouté, un klaxon nasillard, le vrombissement lointain d’un petit avion à hélices, et les pas dans le gravier d’un preneur de son bientôt intercepté par un gardien de sécurité : « J’imagine que vous enregistrez des sons. — Ouais. — Pas ici. À moins d’avoir une permission spéciale, une autorisation spéciale. — Je l’ai! — Vous l’avez avec vous? — Non, je l’ai dans le bureau de… Chemins de fer Québec-Gatineau. Si vous venez avec moi, ils vont vous confirmer ça. » (4 min 53 s) Pour s’engager dans un rapport autre à notre monde ordinaire, il faut présenter un passeport devant un pouvoir de surveillance (de l’écoute), il faut gagner le droit de traverser une frontière délimitant un espace (sonore) et franchir encore une distance indécomposable pour le rejoindre : les pas dans le gravier reprennent leur scansion régulière, seuls les entrechoquements et les attaques varient; la marche se prolonge bien après la forte expiration d’air comprimé et le relâchement percutant d’un engrenage d’acier; une troisième voix accompagne les pas, égrenant irrégulièrement dates, heures, moments de la journée, conditions météorologiques, tandis que les voix des deux wagonniers qu’on suivra la plupart du temps se font pour la première fois entendre, mêlées à des chocs de métal, à de courtes volées de gravier, à un engrenage remis par à-coups sous tension. Par ce préambule, Y Bush Corrida et Michel Neault viennent de suspendre notre écoute à une question : Est-ce que, par événements d’espace et affects de matières, une création radiophonique pourra composer un portrait et, ce faisant, arracher, aux propriétés et aux propriétaires d’un espace, un pays?
À quelles conditions peut-on entendre le portrait sonore d’un pays?
À l’écoute de Y Bush Corrida, on est entre autres frappé par une chose : la description sonore de la gare de triage est inséparable de la parole de celle et ceux qui y travaillent — le titre même de l’œuvre est en partie emprunté aux propos de la répartitrice qui souvent sert de guide. En un certain sens, la description sonore du lieu gagne la consistance d’une composition électroacoustique par sa capacité à entrelacer aux sons et aux bruits les actes de langage de la répartitrice, des wagonniers et des mécaniciens : désignations ou explications, expressions ou mots d’ordre. Pour rendre justice à cette écriture sonore, on peut vouloir l’inscrire dans une comparaison, et précisément dans une comparaison entre pratiques artistiques.
Ce geste interprétatif paraît tout à fait naturel à un certain entendement, or il n’est pas facile à poser. D’une part, la création sonore ou radiophonique conserve des réflexes modernistes, défendant souvent sa spécificité en s’opposant à la musique, au théâtre ou au roman; d’autre part, les études récentes sur ces créations ne cessent de condamner une référence pour en promouvoir une autre — paysage, environnement, atmosphère, ambiance, niche —, comme emballées par l’obligation institutionnelle de la distinction. On pourrait vouloir qualifier Y Bush Corrida de paysage sonore, mais il faudrait alors arracher la notion de paysage à sa définition dominante, il faudrait montrer que le paysage n’est pas l’invention ni la propriété exclusives du regard pictural, et donc d’une distance contemplative ou d’une position esthétique, qu’il n’y a pas de raison pour disqualifier la notion de paysage sous prétexte que la création sonore n’est pas de la peinture, qu’il suffit de lui redonner toute sa profondeur mythologique, cosmologique, religieuse, scientifique, pratique, ordinaire, pour saisir la composition sonore d’une gare de triage en tant que développement sur une durée d’un sentiment paysager ou paysagiste2. On apprendrait alors quelque chose de la singularité de cette œuvre radiophonique, mais pas précisément ce qu’on cherche à ce moment-ci à saisir, et que la notion de portrait nous permettra peut-être de thématiser — et spécialement en tenant compte de son histoire picturale. Comme le souligne David Martens alors qu’il cherche à déterminer les traits génériques de « portraits de pays » faisant dialoguer texte et photographie, l’intérêt qu’on peut trouver à invoquer le portrait pictural tient entre autres au rôle central qu’y joue la figure humaine, qui ne se contente pas d’y être simple motif (2018: 248; 2019: 11-16). Mais une croyance ordinaire au langage et aux formes de vie qui le soutiennent peut aussi nous engager dans cette comparaison avec le portrait pictural, comme elle nous engagerait dans une comparaison avec l’environnement, l’atmosphère, l’ambiance, la niche et, pourquoi pas, avec l’extraction, la taille et le polissage de la pierre (Veinstein, 2002) :
If what can be said in a language is not everywhere determined by rules, nor its understanding anywhere secured through universals, and if there are always new contexts to be met, new needs, new relationships, new objects, new perceptions to be recorded and shared, then perhaps it is true of a master of a language as of his apprentice that though “in a sense” we learn the meaning of words and what objects are, the learning is never over, and we keep finding new potencies in words and new ways in which objects are disclosed. The “routes of initiation” are never closed. But who is the authority when all are masters? Who initiates us into new projections? Why haven’t we arranged to limit words to certain contexts, and then coin new ones for new eventualities? (Cavell, 1979: 180)
Mais, avant d’en venir à la projection du portrait dans la cour du son, il faut d’abord laisser Y Bush Corrida nous dicter la manière de l’entendre, et de l’entendre en tant que portrait sonore. C’est la citation explicite de la performance radiophonique de Georges Perec, Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, qui permet de préciser l’approche de Michel Neault. Rappelons que l’écrivain avait entrepris de décrire, une fois par mois pendant douze ans, douze lieux parisiens — entreprise abandonnée après six années d’engagement, années trouées de quelques intermittences et contractées par quelques rattrapages, avant de prendre des formes de substitution, dont cette performance radiophonique. Perec aurait passé six heures dans une camionnette à décrire au microphone ce qu’il voyait ce jour-là au carrefour Mabillon; un montage d’un peu plus de deux heures a été tiré de cet enregistrement et diffusé sur les ondes de France Culture, dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique (1979). Contrairement à ses « dénotations » écrites, qui restaient largement indifférentes à la vie des hommes et des femmes habitant ou traversant les lieux, Perec configure le carrefour Mabillon en s’attachant de manière significative à la silhouette, à la démarche, à l’attitude, au comportement des passants et des passantes; la réalité du lieu devient ainsi inséparable des manières d’être de ceux et celles qui le traversent; et, par conséquent, la description de l’écrivain s’entend comme une physionomie de la vie ordinaire à Paris à la fin des années 19703. On le sait, il s’agissait pour Perec de rendre compte de ce qui échappe aux modes dominants d’attention, et notamment à l’attention médiatique : « le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond » (1989 [1973]: 11), et de retrouver quelque chose comme un étonnement pour l’habituel, « quelque chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons » (12).
On peut dire que Michel Neault place sa description sonore de la gare de triage sous la même logique, celle d’une anthropologie radiophonique de l’« endotique », pour reprendre le néologisme de Perec (12) : décrire un lieu ordinaire dont les habitants du quartier ne connaissent pas vraiment la vocation, qu’ils ou elles longent ou traversent régulièrement, mais ne pourraient pas caractériser; et dont la difficulté à le décrire que tout un chacun rencontrerait se trouve surmontée par la parole et l’écoute de celle et ceux qui y vivent et y travaillent comme en marge de la société proche. On pourra donc considérer Y Bush Corrida comme le portrait sonore d’une gare de triage dans la mesure où les figures humaines y occupent une place déterminante, tout à la fois sujets représentés et instances de configuration, au point que se développe, du lieu à elles et d’elles au lieu, un rapport d’appartenance mutuelle, un s’entrappartenir qui fait de ce lieu un pays4.
L’enveloppement mutuel. Un événement d’espace
Si la distance que le preneur de son doit franchir est indécomposable, c’est qu’il ne s’agit pas simplement de rejoindre les ouvriers au travail dans la gare de triage, mais d’atteindre à cette configuration de l’espace que seul le son peut rendre sensible — ou qu’une composition sonore peut rendre plus immédiatement sensible. Il ne s’agit pas simplement de trouver la position assurant la meilleure prise de son; il s’agit de découvrir le mode d’écoute à partir duquel on pourra saisir la logique spatiale de ce milieu de travail et donc la dynamique de ses matières, sa technologie, sa sociabilité. Si la radio peut plier l’espace, alors Michel Neault doit trouver une réponse concrète à cette question : Quelle forme prendra ici le pli de sorte que son portrait sonore fasse entendre l’inventivité de ce groupe de répartiteurs, de wagonniers et de mécaniciens, leur manière propre d’appartenir à un milieu de travail et d’en cartographier ou d’en schématiser les matières, les techniques, les mobiles? Faut-il plier l’espace pour obtenir un intérieur et un extérieur? Faut-il plier l’espace pour tracer des seuils au fil des arêtes? Faut-il plier l’espace pour en superposer les parties? On l’a entendu, et on l’entendra encore, le pli de Y Bush Corrida produit un autre espace sonore : l’enveloppement mutuel des types d’action et des modes de parole, des dimensions et des distances spatiales, des matières métalliques, électriques et minérales, sonores, vocales et musicales. C’est l’événement d’espace portant la signature de la répartitrice et des wagonniers. Le bulletin météorologique n’enveloppe pas les éclats d’un métal mis au travail sans que les brefs échanges de paroles des wagonniers n’en viennent à envelopper la reprise de la météo — et la gare de triage située au « 66-50, 6-6-5-0, Durocher, Outremont » (13 min 14 s) débouche ainsi immédiatement sur le climat du continent nord-américain dont la description sur les ondes courtes est aussi éventuellement enveloppée dans les échanges radio entre le répartiteur et la répartitrice.
Si la gare de triage est enclavée dans un quartier résidentiel de Montréal, et si le répartiteur et la répartitrice sont bien au chaud dans leur bureau alors que les wagonniers martèlent l’acier au grand air, cette disjonction spatiale n’est qu’une représentation abstraite que le portrait sonore ne rappellera à répétition que pour l’affecter d’un événement d’espace : l’enveloppement mutuel en tant qu’expérience spatiale, technique et sociale définissant la réalité de cette gare de triage. Et si Y Bush Corrida pourra être qualifié de portrait sonore, c’est qu’on aura entre autres montré la singularité de sa reprise du genre : donner au portrait la forme même du portraituré. Et c’est ainsi que la gare de triage en vient à envelopper le studio de radio qui l’enveloppe à son tour; et c’est ainsi que la composition de Y Bush Corrida en vient à envelopper l’émission L’espace du son qui l’enveloppe à son tour dans sa diffusion. Et c’est par enveloppement mutuel que Michel Neault série les degrés de différence qui donnent au groupe comme à son portrait une même logique sociale : les vibrations métalliques aux harmoniques électriques d’un petit harmonium pour enfants s’agencent avec les crépitements ionisés de la voix d’un météorologue; le froissement d’un papier s’agence avec le crissement des bottes contre le gravier; le martèlement répété du métal s’agence au bégaiement des voix. Quand Odette Provost demande : « Y a-ti un problème d’accent? » (12 min 47 s), on peut comprendre qu’il s’agit de bien distribuer les accents d’intensité ou de bien contenir l’accent québécois, mais on aura alors confondu défi linguistique et problématisation politique. On n’aura pas entendu à quel point sa voix et celles de ses partenaires de studio, Mario Gauthier et Robert Saucier, enveloppent dans leur accent celui de la répartitrice, des wagonniers et des mécaniciens, et inversement; enveloppent dans leurs échanges en studio des expressions qu’on aura cru à tort l’exclusivité des ouvriers, et inversement; enveloppement mutuel de leurs cultures et de leurs histoires, de leurs savoirs et de leurs connaissances — l’utopie radiophonique pour un instant réalisée.
Avec celles et ceux qui explorent les « portraits de pays », on peut dégager la notion de pays de sa définition géopolitique pour considérer qu’un territoire déterminé — une région, une ville, un hameau, un endroit, un coin —, dans la mesure où il devient le sujet principal d’une représentation qui en expose l’histoire, la géographie et les modes d’habitation, les techniques, les langues et les systèmes sociaux, peut être qualifié de pays (Martens, 2018: 248; Lécole Solnychkine, 2024: 12-15). À son échelle, la gare de triage est un tel pays; et Y Bush Corrida laisse à celle et à ceux auquel il appartient, et auquel elle et ils appartiennent, le soin d’en dessiner l’enclave, de signaler les dangers inhérents à son habitation, d’en déplier les dimensions sociales au fil de communications radio, de le saturer d’une langue mineure qui fait exploser le français par enveloppement de l’anglais dans des mots ou des expressions cultivant la dissonance en tant qu’effet performatif. À son échelle, Y Bush Corrida est un tel pays, avec sa géographie propre qui amalgame l’espace des ondes hertziennes et le sol de gravier; avec son « langage des choses » (Schaeffer, 2010: 49) qui agence son, bruit, voix; avec sa société potentielle qui rassemble travailleurs du son et travailleurs des chemins de fer5. En un certain sens, Y Bush Corrida rend immédiatement sensible cette importante observation de Pauline Nadrigny : « on ne capte pas un pays, on le compose » (2024: 202); ou, pour paraphraser très librement Alexandre Galand, on dira que Michel Neault capte la virtualité d’un pays impliquée dans la réalité sonore d’un lieu pour en composer l’actualité radiophonique (2012: 12-13 et 50).
Mais ce faisant, Y Bush Corrida nous rappelle qu’on ne peut pas si facilement congédier la géopolitique : le moindre coin du monde possède son gardien de sécurité et exige ses mots de passe. Et si, ré-enchaînant avec le portrait pictural, on porte un intérêt à la représentation de la figure humaine, il faut alors mesurer la valeur sociale et politique qu’on lui accorde. À quel titre la figure humaine participe-t-elle à la configuration du pays? Soumet-on la figure humaine à une ressemblance conventionnelle, qui l’identifie avec son rang social ou sa fonction sociale, et au cadre institutionnel qui en garantit rigoureusement le repérage? Cherche-t-on plutôt à portraiturer la personne afin de lui attribuer une individualité propre, d’assurer la reconnaissance de sa singularité, la reconnaissance de sa manière singulière d’incarner un rôle social? Ou bien vise-t-on à rendre audible sa vie psychologique et spirituelle, qui donnera la tonalité d’un sentiment ou d’un caractère au pays? Et si l’on attend ainsi du portrait qu’il fasse entendre l’âme, cette âme sera-t-elle celle d’un type déterminé par une physiognomonie, une anthropométrie ou une quelconque typologie de la voix et du corps sonore, avec ce que cela veut dire de surveillance et de contrôle de la configuration « paysagère6 »? En d’autres termes, convoquer le portrait pour penser la description sonore d’un pays exige de déterminer à quels moments de la représentation picturale de l’être humain on se rapporte, et comment on s’y rapporte. Le portrait sonore d’un pays est-il un portrait de profil, ou un portrait de face, ou l’équivalent d’une photo de passeport? S’agissant de Y Bush Corrida, peut-être peut-on risquer cette réponse : quand les voix du studio de radio enveloppent l’accent ou des expressions qui appartiennent aux voix de la gare de triage, et inversement, c’est un rapport horizontal et différentiel entre les classes, entre les cultures, entre les découpages sociaux du sensible qui s’essaie et qui, en s’explorant, s’approche de ce qu’on peut vouloir dire quand on dit avec Ralph Waldo Emerson s’approcher d’une Amérique encore inapprochable.
Tirant quelques conclusions de nos premières auscultations et de celles à venir, on peut décrire dans ses grandes lignes la composition de cette américanité : son esthétique, son éthique et sa politique. Y Bush Corrida explore et configure « the near, the low, the common […]. The meal in the firkin; the milk in the pan; the ballad in the street; the news of the boat; the glance of the eye; the form and the gait of the body » (Emerson, 1983a: 68-69) — le ronronnement d’un moteur, des chocs de métal, l’individualité vocale de deux wagonniers. C’est cette profusion de l’ordinaire arrivant par le bush, de toutes les voies et par toutes les voix, que le preneur de son accueille ou enregistre sans chercher à la subsumer sous une catégorie ou une autre, esthétique ou sociale — « All I know is reception » (Emerson, 1983c: 491) —, mais qu’il doit néanmoins remonter : « [ordinary] words demand conversion or transfiguration or reattachment » (Cavell, 2013: 82). De même que conducteurs et wagonniers doivent, pour les rattacher, « switcher » (36 min 29 s) les wagons et « renvarser » (57 min 08 s) les locomotives en passant par le Y, Michel Neault doit renverser, ou convertir, ou transfigurer, la stéréotypie des sons, des bruits et des expressions s’il veut les rattacher à la réalité : « Who […] having observed, observed again from the same unaffected, unbiased, unbribable, unaffrighted innocence » (Emerson, 1983b: 261). Si cette recomposition sonore de la gare de triage s’inspire du travail des conducteurs et des wagonniers — « Intellectual tasting of life will not supersede muscular activity. […] Hardest, roughest action is visionary also » (Emerson, 1983c: 478 et 491) —, c’est que travailleurs des chemins de fer et travailleurs du son, dans Y Bush Corrida, ont en partage la main, et, par cela même a-t-on envie de dire, une certaine nostalgie, celle de la classe ouvrière en tant qu’agent de réalisation des « fins dernières » — « let us say, that a certain group of human beings are now, given the conditions of the present developed over the stages of world history, in a position at last to put the ideals of philosophy into practice » (Cavell, 2013: 94). C’est entre autres pourquoi la répartitrice et les wagonniers peuvent souffler à l’oreille de Michel Neault leur nouvelle catégorie existentielle pour une même logique sociale des individus humains et sonores, pour la conversion de la stéréotypie en stéréophonie, pour ce nouveau monde : l’enveloppement mutuel. Pour Ralph Waldo Emerson et Stanley Cavell, l’Amérique aurait dû être ou pourrait être le nom de ce pays (Emerson, 1983c: 485), « [the] very promise of it drives you mad » (Cavell, 2013: 95) — et puisque, mandaté par la couronne d’Espagne, Colomb débarqua au sud de l’Amérique, on peut aussi donner à ce pays le nom de corrida.
Une pédagogie de la perception
Que la forme du portrait sonore soit au moins en partie déterminée par son sujet, cela se traduit encore en une pédagogie de la perception : par trois fois Catherine, la répartitrice, soufflera à l’auditeur ou à l’auditrice le mode d’écoute qu’il convient d’adopter. Non pas quand elle attire notre attention sur le tintement mat d’une cloche — ou signale qu’elle entend elle aussi cette cloche que nous venons de repérer — alors qu’une locomotive entre dans la gare de triage. C’est bien plutôt lorsqu’elle explique le rôle des sifflets dont les locomotives s’affublent que la répartitrice endosse pleinement son costume de pédagogue, usant d’une analogie structurale pour guider notre écoute : « C’est un peu comme un klaxon sur une automobile » (26 min 44 s). La banalité de l’observation cache une fine esthétique : si les coups de sifflet sont des signaux d’avertissement d’un danger pour ceux et celles qui « se précipitent pour aller dans’ cour » (26 min 38 s), ils signalent à l’auditoire de Y Bush Corrida la présence d’une rhétorique librement électroacoustique, tout un jeu d’appels et de réponses, d’annonces et de rappels, de réitérations, d’imitations. « C’est un peu comme un klaxon sur une automobile » : par cette analogie, la répartitrice nous ramène au tout début du portrait sonore, nous rappelant ce klaxon nasillard que nous avons entendu, certes, mais sans le comprendre vu l’étrangeté de son occurrence. Par ce rappel, elle fait entendre que la sérialisation des degrés de différence composait et composera des résonances formelles et matérielles, jouait et jouera des airs de famille entre des gestes ou des matériaux sonores, entre des affects de matières entendus ou décrits. On ne se surprendra pas alors d’avoir été attentif à la miniaturisation provoquée par l’enveloppement de la gare de triage dans le bureau du répartiteur et de la répartitrice : le coup de fouet d’un soupir rejoue l’expiration d’air comprimé, les pas secs et mats contre le parquet de linoléum rejouent les crépitements du gravier sous les bottes, les grincements répétés d’une porte tournant sur ses gonds rejouent les torsions métalliques des wagons, l’entrelacement des multiples voix dans le bureau rejoue l’implication des dimensions et distances sonores qui plissaient la gare de triage, le léger ronronnement cyclique d’un appareil de réfrigération rejoue le lourd ronronnement des locomotives en attente — plus tard, le grincement et le claquettement des roulettes d’une chaise traînée par la répartitrice rejoueront le claquement lourd des roues et le limage des rails au moment où des wagons s’engagent dans une « curve trop prononcée » (33 min 53 s).
La répartitrice est pédagogue quand elle fait de la gare de triage un espace de montage; sa description des opérations, menant de l’accueil des wagons tels qu’ils surgissent aléatoirement dans la gare à leur assemblage suivant le but auquel on les destine en passant par la mise à l’épreuve de leur forme ou de leur structure, de leur surface matérielle ou de leur mobilité, est évidemment une poétique du montage sonore — que l’auditoire doit faire sienne si son écoute veut saisir la musicalité de Y Bush Corrida, ses manières d’orienter l’espace sonore en le déclenchant ou en l’interrompant par des chocs de métal ou par les dépressions d’un bruit blanc; de le stratifier en obligeant les torsions réverbérées des wagons lancés sur les rails à accompagner et à soutenir les inflexions de la parole; de le moduler par accumulation ou dispersion des matières vocales, mécaniques, électriques, par accélération ou décélération des chocs, des craquements, des grincements. Ce sont notamment ces gestes d’orientation, de stratification, de modulation, ces gestes rhétoriques7, qui font du portrait sonore d’une gare de triage la composition et l’implication temporelles d’événements d’espace et d’affects de matières. C’est la troisième leçon esthétique de la répartitrice : « Là, on est rendu dans la cour de triage », lance-t-elle alors que le claquement de ses chaussures ne nous a pas fait sortir de son bureau (24 min 16 s). « Là, on est rendu » : l’événement que son affirmation provoque est la formule de composition même de Y Bush Corrida; elle vient de répartir l’espace et d’ordonner le temps en un geste de montage sonore, un télescopage ou une contraction qui défait tout le plan d’organisation de la gare de triage qu’elle s’était échinée à faire voir quelques minutes auparavant, traçant les limites, polarisant les positions, distribuant les droits de propriété ou de passage, toute une géopolitique. Si la gare de triage est un pays, ce pays est impliqué dans ce plan d’organisation, et c’est chaque événement d’espace provoqué par la répartitrice, un wagonnier ou un mécanicien qui l’actualise et, ce faisant, marque leur appartenance à ce lieu.
Le wagonnier André vient de formuler les effets concrets de cette désorganisation des contrôles spatiotemporels qu’on présume régler la répartition des wagons, l’accrochage des locomotives, la destination des trains : le départ d’un train prévu à 8 heures et le départ d’un autre train à 8 heures 30 peuvent être subitement inversés, légèrement décalés, longuement retardés, indéfiniment suspendus — « là, y en a un à neuf heures, un à neuf heures et demie; pis, r’garde l’heure, i’est dix heures moins quart » (33 min 24 s). Toute une série de petits événements explique ces dérèglements : des locomotives mortes, « la température, le frette… » (33 min 17 s) Sa démonstration n’a pas pour but de nous étourdir ni de nous faire douter de la rigueur des compagnies de chemins de fer; elle a pour but de préparer notre sensibilité à un autre événement encore, un événement d’espace : de plan horizontal de pleine visibilité, la gare de triage va devenir dans un instant noire profondeur sonore. S’il s’agit bel et bien d’un événement d’espace et non pas d’un artifice de la composition sonore, c’est que ce devenir est celui-là même dans lequel les wagonniers s’engagent chaque nuit; et qu’il ne s’agisse pas simplement d’un plan horizontal devenu invisible, mais de l’avènement d’une profondeur presque souterraine, c’est précisément ce qu’un portrait radiophonique peut faire sentir dans la mesure où, pour posséder un espace exclusivement sonore, il offre à l’auditoire la possibilité d’imiter pour lui-même l’expérience des wagonniers : se trouver au fond d’une nuit acousmatique. C’est Marc, le second wagonnier, qui formulera l’évidence : « Là, j’vois absolument rien! » (37 min 53 s) Le photographe qui cette nuit-là semble accompagner le preneur de son et les wagonniers représente la figure comique de cette impossibilité : les quelques déclenchements de l’obturateur de son appareil photo ne peuvent que rappeler la noirceur au fond de laquelle chacun risque d’être écrasé par un wagon solitaire lancé silencieusement sur les rails, qu’on ne voit jamais et qu’on entend toujours trop tard, quand un froissement sourd de l’air précède tout juste son impact feutré contre un train. « Quand i’ switchent des chars, là, t’es entends pas venir. »
L’immédiate et courte réverbération des voix, le tremblement métallique et caoutchouteux d’une carlingue venaient à l’instant de nous rappeler que les wagonniers ne sont pas des observateurs au milieu d’un plan horizontal ouvert, mais des ferrailleurs paradoxalement enveloppés à l’extérieur; l’accélération et l’emballement de ce tremblement venaient de nous procurer la sensation d’être entraînés dans une descente; si bien que les coups qui feront bientôt résonner un volume de métal ou réverbérer dans une cavité des éclats de verre ou d’acier, auront donné au repérage et à l’attaque de ces mystérieux « deux pouces » ou « pouce et demi » sa réalité phénoménale et expérientielle propre : se glisser à l’aveugle dans le gravier, pour cogner avec sa pioche contre une matière qui résiste, et qui par sa résistance ramène contre celui qui « tape par en-dessour » (38 min 56 s) la réverbération d’un volume fermé. L’auditoire, lui, travaille d’autant plus à l’aveugle qu’il ne sait toujours pas contre quoi les wagonniers se frottent, frappent et quelquefois s’emportent; il apprendra plus tard qu’ils remplacent les « brake shoes » (43 min 18 s), les sabots de freinage des wagons. Cette ignorance provisoire ne se présente pas comme une énigme pour la connaissance, mais comme la pleine présence sensible de la cécité totale ou partielle inhérente à l’expérience.
Événements d’espace et affects de matières
Convoquer le portrait pour évaluer la singularité d’une œuvre sonore, cela ne nous place pas à une plus grande distance de la peinture que la convocation du paysage; cela ne rend notamment pas plus facile la traduction d’une plastique dans une autre. Dans son texte consacré aux portraits sonores de Knud Viktor, et alors qu’elle cherche à fonder l’analogie entre médiums pictural et électroacoustique, Pauline Nadrigny en vient à la conclusion qu’on peut légitimement et efficacement soutenir que certaines pratiques sonores peignent une image « avec des sons », avec leurs « propriétés caractéristiques » ou leur « densité timbrale » (2024: 203). On ne peut qu’être d’accord avec elle. Mais celles et ceux qui préfèrent parler de paysage sonore feraient leur cette affirmation. Par conséquent, deux questions se posent. Première question : Qu’est-ce qui fait de cette peinture sonore précisément un portrait? On connaît déjà notre réponse : on a envie de dire qu’il s’agit d’un portrait quand, par ses gestes, la figure humaine au cœur de la représentation configure les matériaux sonores pour produire l’image du lieu auquel elle appartient, quand son portrait portraiture son pays. Deuxième question : Si les propriétés caractéristiques du son peuvent fort bien se comparer à celles de la ligne et de la couleur, que devient cette plastique pour être qualifiée de sonore? Notre épellation mimétique de Y Bush Corrida cherche à donner une réponse immédiatement sensible à cette question, et ce, en marquant d’une formule plusieurs fois répétée le mouvement de traduction que cela implique : peindre avec des sons, c’est composer et impliquer temporellement des événements d’espace et des affects de matières. Il s’agit de considérer le matériau sonore moins comme un ensemble de propriétés caractéristiques et davantage comme un pouvoir différencié d’être affecté, autant de degrés de persistance ou d’évanouissement, de viscosité ou d’élasticité, de saturation ou d’évidement; et il s’agit de considérer les gestes de composition non plus suivant une logique hylémorphique d’information, mais comme autant de pouvoirs différenciés d’affection : juxtaposer, télescoper, impliquer, multiplier. On pense alors l’enregistrement, le montage et le mixage sonores comme des opérations de sélection, d’extraction et d’implication de perceptions (auditives, ou visuelles, ou kinésiques) qui, par cela même, voient leur fonctionnalité s’assouplir (elles ne sont plus seulement indices ou signes) pour devenir des modes d’expression — on les aura « renvarsées »; on les aura rattachées à la réalité en tant qu’événements et affects. C’est ainsi que l’enveloppement mutuel du froissement (d’un papier) et du crissement (des bottes contre le gravier), du martèlement répété (d’une pièce de métal) et du bégaiement (des voix), compose ces sons tout en configurant une gare de triage. Et, encore une fois, si l’on peut qualifier cette composition de portrait sonore d’une gare de triage, c’est que le sujet de ce portrait, le sujet représenté, est aussi le sujet immanent à ce portrait, celui qui préside à la composition et à l’implication temporelles d’événements d’espace et d’affects de matières : des wagonniers, une nuit, qui paradoxalement s’enveloppent ou s’engouffrent dans une gare de triage sous le pseudonyme de Michel Neault8.
Y Bush Corrida. Un portrait de groupe
C’est une certaine densification, une certaine pression qu’on entend, une amplification; c’est un certain rythme de travail qu’on écoute, une concentration de l’attention, une articulation rigoureuse des échanges. Lourd ronronnement d’une locomotive, surmonté d’une friction rotative aiguë : sa présence fluctue suivant une longue amplitude, son intensité augmente et diminue et s’amplifie encore pour saturer l’espace sonore; il glisse de la droite vers la gauche, de l’avant-plan à l’arrière-plan, se stabilise un instant avant de reprendre son battement latéral; tandis que des sonneries ou des tonalités téléphoniques se répondent en formant des intervalles; tandis que des articulations de métal se cognent et s’emboîtent; tandis que des fragments d’information se multiplient, s’échangent et tissent ensemble un langage quasi ésotérique; tandis que des textures vocales s’entrelacent et doublent ce langage d’une géographie des matières — réverbération, friture, électrification, grésillement des voix — composant maintenant non seulement cet enveloppement mutuel des distances et des dimensions spatiales, mais aussi une intensification du présent et de la présence. Quelque chose comme un portrait de groupe se fait entendre d’une manière plus évidente que jamais dans cet enveloppement, donc dans cette résonance ou cette synchronisation, des durées. Si plier signifie toujours envelopper, envelopper est maintenant synonyme de répliquer : répondre par réplication. L’enveloppement mutuel s’obtient ici en pratiquant cette forme particulière de répétition : « À l’article 12, la feuille de libération numéro deux cent quarante, 2-4-0, est annulée à 20 h 53, 2-0-5-3. SDR. À toi. — La feuille de libération numéro deux cent quarante, 2-4-0, est annulée à 20-53, 2-0-5-3. SDR. P. Moreau, mécanicien, à 20-53, 2-0-5-3. Merci bien, bye-bye. — Bye-bye, Monsieur Moreau. » (47 min 58 s) Les communications radio chiffonnent et feuillettent la diffusion radiophonique; la communication devient bidirectionnelle et multidimensionnelle; voix d’hommes et voix d’une femme, voix nasillarde et voix de gorge, accents et jargons, codes et acronymes, formules administratives et formules de politesse, style méthodique ou télégraphique, anglais, français et traductions inventives d’une langue dans l’autre, tout cela se superpose et, en se superposant, s’approfondit. Cette profondeur est temporelle et historique : c’est la présence et le présent d’une génération ouvrière au Québec qu’on entend et qu’on écoute, et qu’on comprend, peut-être.
On l’a dit et répété, dans Y Bush Corrida, la description sonore de la gare de triage est inséparable de l’expérience de celle et ceux qui y travaillent. Ce trait caractéristique impose une dernière comparaison avec le portrait pictural, et une comparaison plus précise. Si les relations entre les figures humaines déterminent la configuration sonore, alors on peut sans doute qualifier Y Bush Corrida de portrait de groupe; et, pour réentendre la composition de Michel Neault, on pourra s’inspirer de l’analyse et de l’interprétation de ce genre proposées par Aloïs Riegl. Rappelons brièvement les traits par lesquels l’historien de l’art caractérisait cette représentation picturale qui s’impose en Hollande entre le XVIe et le XVIIe siècle.
Premier groupe de traits : les individus réels représentés ne sont réunis sur la base ni d’une parenté ni d’une amitié : c’est une fonction qui fonde le groupe, c’est la logique sociale d’une corporation ou d’une compagnie militaire qui rassemble temporairement les différences de leurs vies propres; et elle les rassemble autour d’un but commun et pratique lié à l’intérêt général de la société ou de la patrie, intérêt politique, juridique, économique. Cette logique sociale tout comme cet intérêt se matérialisent notamment dans le costume, les outils ou les instruments, les fragments d’espace représentés (Riegl, 2008 [1902]: 36-37 et 350). Quand, au microphone de Michel Neault ou au fil de leurs communications radio, la répartitrice, les wagonniers et les mécaniciens décrivent le réseau ferroviaire auquel la gare de triage est reliée, qui accueille des wagons remplis de « ballots de papier » en provenance des États-Unis ou du Canada pour les acheminer aux quatre coins du Québec ou au port de Montréal, c’est un tel portrait de groupe qu’elle et ils composent, marquant ainsi, et suivant leur modestie naturelle, leur contribution à la vie économique de leur société — ou à un pays défini comme un État, et un État réduit comme partout ailleurs à une zone économique. Deux différences principales méritent cependant d’être remarquées. D’abord, contrairement au portrait de groupe hollandais, Y Bush Corrida n’est pas une œuvre commandée par les dirigeants de Chemins de fer Québec-Gatineau pour assurer la reconnaissance de leur contribution sociale et économique; la reconnaissance elle-même a ici profondément changé de sens. Il ne s’agit pas d’accorder la valeur symbolique d’une représentation à un groupe menant une vie publique; il s’agit de reconnaître l’existence même d’un groupe par sa représentation, et l’existence d’un groupe qui appartient, peu importe l’âge de ses membres, à la première génération photographique :
La génération qui ne se souciait pas de passer à la postérité par la photographie, mais qui, devant ce genre de cérémonie [le portrait], se retranchait plutôt avec quelque timidité dans son milieu vital […], et qui, justement pour cette raison, est arrivée à faire passer sur la plaque l’expression de ce milieu (Benjamin, 2000 [1931]: 312).
Ensuite, l’enveloppement mutuel du studio de radio et de la gare de triage transforme ce portrait de groupe en un diptyque, une sorte de retable profane qui, refermant l’un sur l’autre les volets, veut rassembler dans un espace caché au regard, mais audible pour l’auditoire de la radio d’État, ces deux groupes sociaux — pour une croyance dernière en un pays autre? Il semble que Y Bush Corrida ne puisse pas davantage évacuer l’économie que la géopolitique; mais il semble aussi que son portrait sonore soit la perspective suivant laquelle cette gare de triage apparaît en tant que dimension irréductible à l’espace économique ou à l’espace politique dans lesquels elle est pourtant enclavée. Dégager la notion de pays de sa définition géopolitique ou économique n’est ici un geste méthodologique que pour autant que ce geste gagne une valeur politique. Comme si le pays créé par Y Bush Corrida ne l’était qu’en espérant (encore) atteindre à un « espace autre », à un « contre-emplacement » où les espaces géopolitiques et économiques, la radio d’État comme la gare de triage, ne seraient pas « représentés » sans être « contestés » ou « inversés » (Foucault, 1994 [1984]: 755-756) par la forme que prend sur la « plaque » radiophonique l’entrappartenance des figures humaines au lieu.
Deuxième groupe de traits : s’il s’agit d’un portrait de groupe et non pas d’une peinture d’histoire, c’est que l’action ne sert pas à mettre en relation les individus représentés; l’action est soit voilée, soit suspendue, soit esquissée; dans tous les cas, elle est subordonnée aux états, aux sentiments ou à l’attention (Riegl, 2008 [1902]: 39 et 56-58). C’est donc la relation psychique qui assure l’unification des figures humaines, et qui détermine au moins en partie la relation formelle entre les motifs; un symbole sur lequel on fait porter l’attention des figures humaines traduira cet esprit de groupe (78); tandis que l’espace dans lequel elles se tiennent devient de plus en plus perceptible suivant l’inventivité des peintres, qui recourent à la pénombre ou au clair-obscur (353-354), tonalité matérielle dans laquelle les figures perdent leurs contours, ne sont plus que des masses plus denses que le reste (341), leur relation psychique se répandant comme une onde dans cet espace atmosphérique auquel elles finissent par appartenir (367).
C’est au problème que pose le rapport compliqué ou oblique du portrait de groupe à l’action que Y Bush Corrida donne en tout premier lieu une réponse très inventive; sa réponse est d’autant plus inventive qu’elle reprend l’opposition entre la main et le regard, laquelle hante la représentation picturale engagée dans un évitement de cette action qui éloigne de la personnalité qu’elle définit pourtant en partie (Riegl, 2008 [1902]: 64-66) : cette opposition devient d’abord celle de la main (qui frappe, qui cogne, qui martèle le fer des wagons ou le plastique des claviers d’ordinateur) et de la voix (dont le timbre, l’accent et le champ d’expression caractérisent un individu); puis, cette opposition devient implication dans la mesure où la voix décrit, explique, commente l’action de la main, transformant ainsi l’action en performance, en exposition de l’action; ce qui enfin rapporte l’action à la manière, et la manière à la personnalité du travailleur — le portrait sonore a enveloppé l’action dans l’intentionnalité. Mais l’inventivité de Michel Neault ne s’arrête pas là; il va faire du symbole au centre de l’attention le procédé même de la configuration de l’espace; le système de communication radio au cœur du travail de la répartitrice, des wagonniers et des mécaniciens, le médium de leur attention partagée, servira à composer et à rendre audible l’espace de leur expérience collective, leur pays : l’enveloppement mutuel.
Cette dernière invention est d’autant plus importante qu’elle va permettre à Michel Neault de reprendre un dernier trait du portrait de groupe pour lui donner sa singularité radiophonique : l’interpellation par plusieurs des sujets représentés d’un ou plusieurs tiers situés dans l’espace invisible intérieur au tableau, qui sont amalgamés par ce regard à celles et ceux qui, dans le salon, la galerie ou le musée, admirent le portrait de groupe (Riegl, 2008 [1902]: 218, 323-333 et 346-347). Dans Y Bush Corrida, le silence du preneur de son devient en creux l’espace d’accueil des réponses et des explications qu’il n’a pas demandées; les wagonniers l’interpellent et interprètent pour lui les gestes et les matériaux qui composent leur pays, tandis que la répartitrice lui prodigue un bon conseil de prise de son devant assurer la présence de l’un des motifs essentiels à leur portrait de groupe : « Va écouter, tu vas voir l’engin. » (49 min 45 s) Cette médiation du preneur de son n’est pourtant pas essentielle à l’auditoire de Y Bush Corrida, qui peut compter sur le fait que, devant sa radio, il se trouve dans le même rapport à la répartitrice, aux wagonniers et aux mécaniciens que ces figures entre elles, dont les relations ont la matière de leurs communications radio. Et parce que l’auditoire est enveloppé dans la radiophonie généralisée de cette gare de triage, il lui revient de décider s’il appartient au pays qu’elle compose.
Une conclusion et une fin
Un souffle sec se transforme en claquements métalliques répétés alors qu’un train sort du fond et bat longuement la mesure, avant de subitement disparaître, absorbé par le même souffle qui devient une vague rumeur urbaine. C’est plus précisément la pleine puissance polyrythmique d’un train qui affirme comme pour une dernière fois sa présence, la démesure de volées de métal, de contorsions des wagons, d’un roulement lourd et grave qui sourd comme une lame de fond avant de s’évanouir sous la forme de cliquetis lointains. Quelques communications radio semblent avoir été oubliées par ce train, qui sont suspendues dans une gare évidée pour la première fois. Un chuintement électrique marque le retour des tout premiers pas dans le gravier; des voitures glissent latéralement; le ronronnement d’une locomotive étend de sa faible allure mécanique l’espace, en fait un fond blanc. La gare de triage s’éloigne tandis que d’autres pas s’approchent; des jeunes interpellent le preneur de son, tantôt pour satisfaire leur curiosité d’archéologues des médias, tantôt pour le mettre au diapason du dernier cri :
— Hi.
— Qu’est-ce que c’est ça? Tu parles anglais? Ah! It’s a mike! And you hear when I’m talking?
— The noise of the train.
— You hear people talking over there? And later you’re gonna go closer?
— Why?
— Why need so much noise? Just stick a little noise and copy it and copy it and copy it! (1h 7 min 52 s)
Le petit harmonium d’enfant se fait à nouveau entendre; en réponse au progrès technique, il esquisse un petit air nostalgique, fatigué mais persistant. À nouveau, des voitures passent et repassent, et emportent définitivement avec elles la rumeur déjà lointaine de la gare de triage. Les voix de Robert Saucier et d’Odette Provost entendues en ouverture de Y Bush Corrida reviennent à la surface pour lancer un dernier appel : « Terminé. — Terminé. À vous. — À vous » (1h 9 min 29 s). La voix de Mario Gauthier reprend pour elle-même le départ d’une conception de la radio : « Plutôt que d’en annexer des portions… la radio plierait l’espace. » (1h 9 min 51 s – 1h 10 min 43 s) Cette voix qui enveloppe tout naturellement en son timbre le souffle grésillant des ondes emmêlées ne peut s’empêcher de donner à cette utopie le caractère d’une vague aspiration devenue un plus vague souvenir encore. Un train revient tout doucement; il craque et grince; il échoue contre une locomotive qui fait du sur-place; la répercussion de portes de métal fait entendre une suite de volumes vides. « Terminé. À vous. » (1h 11 min 03 s)
Mais, pour un instant, un portrait de groupe a enveloppé dans le son ouvriers et artistes, gare de triage et studio de radio, composition des trains et composition des bruits, la parole de nos pères et de nos oncles nés durant la Deuxième Guerre mondiale, les paroles de leurs fils et de leurs filles qui répètent dans le vide comme s’il fallait ne pas en finir : « Bonne fin de soirée, Monsieur Chesnay, et à demain » (48 min 37 s), « Terminé. À vous », la parole de jeunes qui, de même que les wagonniers mêlaient codes, acronymes et expressions du terroir, mêlent français, anglais et hébreu, pour une création sonore qui ne cesse de reprendre son commencement — de même que les trains ne cessent de repousser leur départ, huit heures, huit heures et demie, neuf heures, neuf heures et demie, dix heures moins le quart —, pour une création sonore qui n’en finit pas de finir, jusqu’à se dédoubler dans une deuxième partie — de même qu’à la fin de la première partie les wagonniers demandent à l’un des leurs d’attendre à demain avant de composer le prochain train —, alors que la gare de triage est sur le point d’être démantelée, raturée, effacée, bientôt remplacée par le pavillon des sciences de l’Université de Montréal, alors que l’émission L’espace du son est sur le point d’être retirée des ondes, remplacée par celles de pianistes parfumeurs, de chanteurs passionnés de cuisine ou de comédiens collectionneurs d’huiles d’olive, qui font tourner des disques sélectionnés par d’autres, dont ils livrent l’édifiant commentaire musicologique « and copy it and copy it and copy it ».
Si la création radiophonique Y Bush Corrida est un portrait, c’est qu’elle reprend l’une des fonctions essentielles de ce genre : garder vivante dans une représentation la mémoire de celles et ceux qui ont fait ou cherché à faire un « pays ».
- 1. Y Bush Corrida, une création radiophonique en deux parties de 74 minutes chacune, est disponible sur Soundcloud. Nous ne nous intéresserons ici qu’à la première partie dont l’écriture sonore — qui entrelace bruit, son, voix et paroles, désignation, description, explication et problématisation — permet de bien faire entendre les différentes dimensions constitutives du portrait sonore de pays. Y Bush Corrida a été réalisée par Michel Neault et produite pour le compte de l’émission L’espace du son, à la chaîne culturelle FM de Radio-Canada. Y Bush Corrida a été diffusée pour la première fois les 12 et 19 mai 2001. L’espace du son a tenu l’antenne de septembre 1997 à juin 2001; en février 2000, Mario Gauthier remportait le Prix Opus Événement médiatique de l’année pour sa réalisation et son animation.
- 2. Pour une critique de la définition dominante du paysage, voir Serge Briffaud (1989); pour une tentative d’arracher la notion de paysage sonore à cette même définition, voir Serge Cardinal (2018).
- 3. En 1994, Michel Neault a réalisé une création sonore en hommage à la performance radiophonique de Georges Perec, Jeudi 19 mai 1994, carrefour Mabillon, qui donne notamment à un chauffeur de taxi le double rôle de descripteur de la vie se déroulant sous ses yeux et d’archéologue des couches sédimentaires du lieu.
- 4. Benjamin Thomas pourrait arguer qu’une comparaison avec le cinéma serait ici plus appropriée, lui qui a créé le concept de milieu cinématographique pour rendre compte de ces complexes d’images et de sons où le lieu n’est ce qu’il est que dans son rapport concret et intime à ce que ressent, ou éprouve, ou expérimente le personnage (2019: 79-112); un personnage qu’il pourrait qualifier de sujet sensible parce que ses actions se déploient dans le champ du sensible et du sensoriel, parce qu’il formule sous forme de percepts ou d’affects des questions éthiques et politiques (2022a: 9-10) ou parce qu’il donne à voir le monde et le registre paysageant sous lequel il faut l’appréhender (2022b: 38).
- 5. Pour bien situer la singularité de Y Bush Corrida, il conviendrait que notre comparaison avec le portrait pictural se double d’une comparaison avec certaines œuvres ou pratiques électroacoustiques. À commencer par Étude aux chemins de fer, de Pierre Schaeffer (1948), qui, découvrant les « voix personnelles » de six locomotives au dépôt de la gare des Batignolles, découvre en même temps une voie vers la musique concrète (1952: 19). On repérerait une même attention aux différentes couleurs, textures et matières sonores produites par les locomotives ou les wagons, une même attention aux différentes formes rythmiques produites par des trains lancés sur les rails, un même geste de composition faisant percevoir les analogies entre différentes transformations matérielles ou différentes formes rythmiques. Les différences en seraient d’autant plus marquées : aux oreilles de Michel Neault, il n’y a pas d’opposition entre la valeur dramatique et la valeur musicale d’une même séquence sonore; il n’y a pas lieu d’oublier le train pour mieux « isoler l’en-soi du phénomène sonore, [d’oublier] le train pour ne plus entendre que les enchaînements de couleur sonore, les changements de temps, la vie secrète des percussions » (1952: 21-22); et, par conséquent, il n’y a d’abord pas lieu d’isoler la locomotive ou les wagons des hommes et des femmes qui les chauffent ou les agencent, il n’y a pas lieu d’exclure leur voix ni leur parole. Ces différences importantes montreraient que Y Bush Corrida entretient davantage d’affinités avec le cinéma qu’avec la musique concrète : c’est la musicalité de la composition sonore qui permettra à l’écoute de réentendre le monde.
- 6. Nous nous contentons ici de synthétiser des ouvrages que nous invitons le lecteur ou la lectrice à découvrir ou à redécouvrir pour problématiser le portrait sonore de pays; voir entre autres Hans Belting (2017 [2013]: 145-266), Sylvie Courtine-Denamy (2004: 63-204), Édouard Pommier (1998: 11-173) et Max Kozloff (2008: 13-40).
- 7. Le lecteur ou la lectrice aura reconnu les outils descriptifs utilisés par Stéphane Roy (2003) pour qualifier ou caractériser une composition électroacoustique.
- 8. Quand Jean-François Augoyard qualifie de métabolique le paysage sonore (1991: 55), il résume suivant la perfection d’une figure rhétorique la composition et l’implication temporelles d’événements d’espace et d’affects de matières; et, parmi les effets sonores qu’il a répertoriés en compagnie d’Henri Torgue, il s’en trouve plusieurs qui sont ou pourraient être qualifiés d’événements ou d’affects (1995). Pour une définition plus détaillée des événements d’espace et des affects de matières, nous renvoyons à nos travaux (2018; 2020). Évidemment, une oreille attentive aura remarqué que cette traduction de la plastique picturale en une plastique sonore prend une tonalité musicale; c’est que la musique elle-même n’a cessé d’inclure comme éléments de la composition la matérialité du son complexe et l’espace. Sur cette montée du son et de l’espace en musique, on relira les travaux de Makis Solomos (2013).