Tout le monde s’accorde aujourd’hui à dire que le célèbre écrivain américain Samuel Dashiell Hammett a révolutionné la littérature policière. Dans « Le crime est un art simple », son confrère Raymond Chandler, qui l’admirait profondément, explique ce qu’il a apporté au genre en une formule lapidaire mais efficace : « Hammett a délogé le meurtre des palais vénitiens pour le “balancer” dans la rue » (Chandler: 24). Pour ce faire, il lui a suffi de quelques nouvelles, et surtout de cinq romans parus en l’espace de quelques années : Le Faucon maltais (The Maltese Falcon, 1930), bien sûr, mais aussi Moisson rouge (Red Harvest, 1929), Sang maudit (The Dain Curse, 1929), La Clé de verre (The Glass Key, 1931) et L’Introuvable (The Thin Man, 1934) (Hammett, 2009). Aussi tient-on généralement Hammett pour l’inventeur de ce sous-genre du roman policier qu’est le roman noir, ou, plus précisément, ce que les Américains appellent le roman hardboiled1.
Quelques décennies plus tard, un autre écrivain américain, Joe Gores, tente de retrouver dans ses polars l’esprit du roman noir des années 30. C’est notamment le cas dans Hammett, publié en 1975 (Gores, 2009). Dès la sortie du livre, Francis Ford Coppola, qui dirige la maison de production American Zoetrope, en achète les droits et invite Wim Wenders à venir réaliser l’adaptation cinématographique aux États-Unis. Après bien des péripéties (Wenders: 155-158), le film au titre éponyme finit par être présenté en salle en 1982. Comme le roman de Gores, il mêle à des événements réellement vécus par Hammett des épisodes complètement imaginés. Plusieurs éléments renvoient à des faits avérés de l’existence du Hammett historique : en 1928, l’année où est censée se dérouler l’intrigue, il écrit bel et bien des nouvelles policières qu’il envoie à un pulp magazine, Black Mask, afin de gagner sa vie tant bien que mal. Cette année 1928 est aussi celle durant laquelle il rédige Le Faucon maltais, l’œuvre qui le rendra célèbre. Hammett, qui a alors 34 ans, est alcoolique et souffre d’une tuberculose qui déclenche chez lui de terribles quintes de toux. D’autre part, un peu plus tôt dans sa vie, entre 1915 et 1922, il a réellement exercé le métier de détective privé pour la célèbre agence Pinkerton (Hammett: 33-34).
L’intrigue principale, et plus largement l’univers fictionnel dans lequel elle prend place, sont quant à eux totalement inventés. Toutefois, ils s’inspirent fortement des écrits de Hammett lui-même. Ce qui caractérise le roman de Gores et le film de Wenders — une adaptation assez libre —, c’est l’aventure dans laquelle ils plongent Hammett (le personnage de fiction), obligé de reprendre du service comme détective privé en 1928 alors que Hammett (la personne historique) a en réalité raccroché six ans plus tôt et vit désormais de l’écriture. Par ce tour de passe-passe, Hammett devient le protagoniste d’une histoire comparable à celles qu’il a écrites, et se voit projeté dans un univers de fiction proche de ceux qu’il a imaginés dans ses propres nouvelles et romans. En cela, le livre de Gores comme le film de Wenders relèvent de ce que l’on appelle parfois, à la suite d’Alain Buisine, la « fiction biographique » ou « biofiction » (Buisine: 7-13). Alain Boillat, dans « Le Déni de l’écrit à l’écran » (Boillat: 34), montre bien qu’il s’agit là d’un dispositif récurrent dans les films portant sur un écrivain ayant réellement existé, témoins entre autres Le Festin nu de David Cronenberg (Naked Lunch, 1991), Molière de Laurent Tirard (2007) ou Kafka de Steven Soderbergh (1991), auquel est consacré un article dans ce dossier.
Le projet de Wenders, en réalisant Hammett, n’était pas principalement de rendre compte de la vie de l’auteur. Comme il le souligne à l'occasion d’un entretien avec Lise Bloch-Morhange, il souhaitait « que ce soit à la fois une biographie de Hammett, un film sur un écrivain et un film policier classique. Or, il était très difficile de trouver un équilibre entre ces différentes composantes. » (Bloch-Morhange: VII.) Ailleurs, Wenders se montre plus radical : « mon film n’est pas, ne veut pas être biographique. On pourrait plutôt l’appeler la biographie d’une imagination » (Boujut: 90). En effet, si le film attire l’attention sur le caractère quasi cinématographique du style littéraire de Hammett, il interroge surtout la manière dont se déploie chez cet écrivain le processus de création, et montre comment, au cours de sa genèse, l’œuvre littéraire s’alimente au vécu du romancier tout en le retravaillant. Hammett est enfin l’occasion pour Wenders de rendre un hommage nostalgique au film noir classique, et plus largement de se référer à l’histoire du cinéma : c’est principalement à cette source que le réalisateur puise son inspiration, dans un geste assez radicalement différent de celui du romancier qu’il met en scène.
Un style littéraire très « cinématographique »
Dès la séquence d’ouverture, le film thématise la dimension presque cinématographique du style littéraire de l’écrivain. Après avoir mis un point final à sa nouvelle, Hammett (Frederic Forrest) s’assoupit et rejoue en rêve la scène finale de l’histoire qu’il vient d’achever, dans ce qui s’apparente à un film second enchâssé dans le premier. Cette séquence de rêve est plusieurs fois entrecoupée par des gros plans de la machine à écrire (0:01:27-0:06:59). Wenders en fait un personnage à part entière. Il la montre sous tous ses angles, détaillant ses rouages; il semble même faire entrer la caméra en elle, comme pour les identifier. La machine à écrire devient littéralement une « dream factory », une usine à rêves, puisque ce sont des images qui en surgissent et non des mots.
Wenders recourt à différentes figures de style pour donner l’impression que ces images — mentales dans la diégèse mais cinématographiques à un autre niveau — « naissent » tout autant de la machine à écrire que de l’imagination de Hammett : nous avons d’abord, à deux reprises, deux fondus enchaînés successifs qui lient dans la douceur de la continuité, en les superposant quelques instants, des images de l’écrivain affalé sur son lit, puis de la machine à écrire sur laquelle il tape, et, enfin, du film second qui en émane. Puis un montage alterné présente tour à tour des plans de la machine et les images qu’elle produit. On le comprend, la machine à écrire revêt ici la même fonction qu’un projecteur de cinéma. C’était d’ailleurs là l’intention explicite de Wenders, qu’il révèle à Serge Daney le 24 mai 1982 dans le quotidien Libération : « pour moi, la vieille machine à écrire Underwood était totalement une machine à faire du cinéma ».
Comme l’a noté Trudy Bolter, on sent la volonté de Wenders de souligner la proximité morphologique entre la machine à écrire et les éléments du dispositif cinématographique :
Wenders filme par deux fois la machine à écrire de côté, en gros plan, afin que le bouton enrouleur du chariot se trouve dans le tiers supérieur de l’écran, ce qui fait ressembler la machine à écrire à l’un des premiers appareils photographiques ou même à un projecteur rudimentaire, dont la focale ou l’objectif seraient suggérés par le bouton de la machine à écrire. Le ronronnement et le cliquetis de la machine font penser au bruit que font les encoches de la pellicule en passant dans le pignon du projecteur. (Bolter, 239.)
Au bout du compte, ce que suggère cette séquence, c’est que l’écriture de Hammett est par essence visuelle, et que son style littéraire est si « cinématographique » qu’il fait instantanément naître des images. Autrement dit, tout se passe comme si l’on n’avait même plus besoin, pour réaliser un film à partir de ses nouvelles et romans, de procéder à une adaptation, c’est-à-dire à une transposition en scénario. Ainsi, dans la séquence enchâssée, le texte récité par la voix off est-il parfaitement conforme à celui que Hammett vient de taper à la machine quelques minutes plus tôt dans le film, comme le confirme une scrutation très attentive du plan où nous partageons le point de vue de l’auteur tapant le mot « fin »?
Tout se passe également comme s’il n’était plus nécessaire — déni du medium quelque peu idéaliste — de procéder au tournage et à la prise de vues, c’est-à-dire à la mise en images progressive du scénario : ici, les images semblent immédiatement surgir de la machine, telle Athéna sortant tout armée et casquée, selon la légende, du crâne de Zeus. La genèse de ces images est en quelque sorte effacée. Elle se loge dans le creux des fondus enchaînés.
Nombreux sont ceux à avoir fait remarquer que les œuvres de Hammett revêtent une dimension quasi cinématographique (Cabau: 208; Miller: 17). Plusieurs facteurs vont dans ce sens : d’abord, l’importance qu’il accorde au mouvement dans toutes ses fictions, ainsi que son sens de l’action. Il suffit d’envisager les intrigues qu’il propose dans ses œuvres : le détective n’y est plus, comme dans la plupart des romans policiers anglais, une machine pensante dont la principale force serait l’esprit de déduction2. Au contraire, le privé hardboiled n’hésite pas à enquêter dans des milieux interlopes. Il s’y engage physiquement, quitte à mettre sa vie en danger.
Le style de Hammett est lui aussi éminemment cinématographique. Sa prose très visuelle invite le lecteur à se représenter mentalement les scènes qu’il décrit, ce qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de l’industrie hollywoodienne, pour laquelle Hammett a travaillé en tant que scénariste dans les années 30, chez Paramount, Warner et MGM (Hammett: 44, 49). D’ailleurs, lorsqu’en 1941 John Huston adapte au cinéma Le Faucon maltais (The Maltese Falcon) de Hammett, il change très peu de chose au roman pour en faire un scénario (Kiszely: 83; Boon: 159). C’est que l’écriture hammettienne se caractérise par un behaviorisme radical. Chez Hammett, aucun psychologisme; jamais la moindre allusion aux pensées ou aux sentiments d’un personnage. Peu importe que le récit soit mené à la première personne — comme dans la plupart de ses œuvres — ou à la troisième personne — comme dans Le Faucon maltais et La Clé de verre —, la focalisation est, pour reprendre la typologie de Gérard Genette (Genette: 206-211), systématiquement externe3. Le narrateur, que l’on peut qualifier de « non-iscient » (Miller: 17), ne décrit que ce qu’il voit et entend, et rapporte les données de la diégèse aussi fidèlement qu’une caméra ou un microphone. Le personnage n’est donc caractérisé, exactement comme au cinéma, que par son physique, ses actions et ses réactions, ses attitudes, ses postures, ainsi que par une description minutieuse de son environnement, des décors dans lesquels il évolue, des objets qui l’entourent. Il n’est pas impossible, du reste, que Hammett ait été influencé par le cinéma hollywoodien muet. C’est une hypothèse que formule par exemple Jacques Cabau, spécialiste de littérature américaine :
Hammett n’aurait pas inventé le « roman noir » sans […] le cinéma qui lui appren[d] […] à donner à voir. Il supprime motifs et explications. Il montre. Le procès-verbal policier rejoint le behaviorisme du cinéma muet pour fonder une esthétique de l’ellipse. Le roman n’a plus ni rime ni raison, mais seulement des faits et gestes. Entrer, sortir, courir, relever le col du pardessus, offrir une cigarette, préparer un whisky-soda, plisser les yeux… Les gestes sont des rites révélateurs. Les paroles ne sont qu’un accompagnement sonore, comme le piano du cinéma muet. […] Si les gestes sont des rites, les objets sont des attributs. C’est pourquoi ils sont très précis. Dans Le Faucon maltais, on ne dit jamais un revolver, mais un « Webley-Fosbery automatique, 38, à huit coups. » (Cabau: 208.)
Un film-réflexion sur le processus de création artistique
Si le film de Wenders thématise l’idée selon laquelle le style de Hammett serait quasi cinématographique, il s’intéresse surtout à la genèse de l’œuvre littéraire et au rapport que l’écrivain entretient avec ses sources d’inspiration. C’est notamment le cas dans la scène qui prend place tout à la fin du film (01:30:11-01:31:31), vers laquelle celui-ci converge tout entier4. En effet, des vignettes en noir et blanc, sortes de clins d’œil au genre du film noir, s’inscrivent en surimpression sur l’image en couleur, qui, pour sa part, nous présente Hammett face à sa machine.
Par leur position en haut à gauche du cadre, les personnages qui y apparaissent semblent sortis tout à la fois du cerveau du romancier et de la machine à écrire, qui se trouve juste en dessous d’eux. Ils sont incarnés par des acteurs et des actrices du film, mais — c’est important — dans des rôles différents de ceux qu’ils campent. Le spectateur comprend alors que les aventures traversées par Hammett tout au long du film ne sont rien d’autre que l’expérience qui lui sert de base pour l’écriture de son roman — certainement Le Faucon maltais, même si la chose n’est pas explicite. L’enquête menée par Hammett le détective permet l’accouchement littéraire de Hammett l’écrivain (Boujut: 96). Autrement dit, le vécu de Hammett le détective se transmute en œuvre; il est retravaillé par Hammett le romancier, qui se le réapproprie.
Nous assistons bel et bien, au cours du film, à la genèse d’une imagination, ou plutôt, comme le dit Wenders, à « la biographie d’une imagination ». Le film rend compte des processus d’affabulation qui transfigurent la réalité en matériau fictionnel. Cela est particulièrement sensible pour la sculpture de faucon qui fait office de pied de lampe sur le bureau de Hammett : ce qui est suggéré ici, c’est que la statuette qui cristallise toutes les convoitises dans Le Faucon maltais a été inspirée à l’écrivain par cette simple lampe, posée sur ce simple bureau, et donc qu’il met à profit tout ce qui l’entoure — objets, décors, ambiances, amis —, pour bâtir, à partir d’eux, de nouvelles constellations diégétiques.
Il en est de même pour la construction des personnages. Par exemple, dans la première scène du film, commentée plus haut, les deux protagonistes du rêve — qui sont aussi ceux de la nouvelle à laquelle Hammett vient de mettre un point final —, à savoir le narrateur anonyme et Sue Alabama, s’avèrent ressembler comme deux gouttes d’eau à des connaissances de Hammett : le narrateur a les traits de Jimmy Ryan (Peter Boyle), son ancien coéquipier à l’agence Pinkerton, tandis que Sue Alabama a ceux de sa voisine Kit Conger (Marilu Henner), une jeune bibliothécaire avec laquelle il entretient une relation5. Hammett confie d’ailleurs avec malice à Kit Conger : « Dommage que tu n’aies pas lu mon manuscrit, tu y aurais reconnu quelqu’un. » (01:04:00-01:05:11.)
Wenders met ici le doigt sur ce qui constitue l’une des caractéristiques majeures du processus de création hammettien, caractéristique qu’il partage certes avec bien des écrivains, mais qu’il porte peut-être à son paroxysme : l’importance du vécu, en particulier de son expérience de détective à l’agence Pinkerton, comme source d’inspiration de ses œuvres littéraires. Le mot « inspiration » convient bien, dans la mesure où le matériau originel est digéré et retravaillé, au point d’en sortir considérablement métamorphosé. En effet, si l’imagination du romancier se nourrit de la réalité, c’est pour mieux lui faire subir toutes sortes de déformations et de transformations. Elle construit à partir du matériau vécu, par hybridation, par condensation et par déplacement, de nouvelles histoires, de nouvelles figures, un peu de la même manière que le travail du rêve, dans l’analyse qu’en fait Sigmund Freud (1901), travestit des éléments de la vie diurne à laquelle il s’alimente. Ce rapprochement expliquerait pourquoi Wenders, dans son film, accorde une telle importance aux rêves de Hammett6 : leur fonctionnement nous livre une clé de lecture pour comprendre le mécanisme à l’œuvre dans le processus de création hammettien.
Du reste, le film ne fait que rendre compte d’une méthode de travail avérée du Hammett historique. Comme le rapporte en effet Jacques Cabau,
les personnages du Faucon Maltais sont des êtres réels, sur lesquels Hammett a laissé des notes. Wilmer, Hammett l’a arrêté à Stockton, en Californie, où il filait un cambrioleur de bijouteries. […] Le personnage de Brigid O’Shaughnessy a deux sources : une amie artiste de Hammett et une femme qui était venue à l’agence Pinkerton de San Francisco pour faire surveiller sa bonne. Mais laissons parler Hammett : « J’ai travaillé avec l’original de Dundy dans un atelier de chemin de fer en Caroline du Nord. Cairo, je l’ai arrêté pour faux à Pasco, dans l’Etat de Washington. Polhaus était un ancien détective. […] Quant à Spade, il n’a pas d’original. C’est un personnage de rêve, en ce sens qu’il est l’idéal de la plupart des détectives privés avec lesquels j’ai travaillé. » (Cabau, 211-212.)
Dans une autre scène importante de Hammett (00:44:54-00:46:26), le dialogue souligne que cette problématique est au cœur même du film, comme si le cinéaste cherchait à attirer l’attention du spectateur sur ce qui constitue l’enjeu principal de son œuvre : le rapport de la fiction à ses sources d’inspiration. Hammett échange avec un proxénète de Chinatown, Fong (Michael Chow), qui a dérobé l’unique exemplaire de la nouvelle qu’il venait d’achever dans la scène d’ouverture et fait prisonnier son ami Jimmy Ryan. Au moment où Fong sort d’un tiroir de son bureau le manuscrit de la nouvelle, il déclare : « mon premier contact avec le genre policier. Est-ce pure invention, ou bien tirez-vous votre matériau de la vie? » Après avoir répondu qu’il s’inspirait de la réalité, Hammett tente en vain de récupérer son manuscrit et cherche à quitter la pièce. Il se retrouve alors nez à nez avec l’homme de main de Fong, un molosse qui lui assène un violent coup de poing dans l’abdomen. Hammett se relève et essaie à son tour d’attaquer le garde du corps. Mais sa tentative échoue lamentablement, et, malmené, il se retrouve à terre, sur le point de s’évanouir.
Ici, le personnage Hammett se voit projeté dans une aventure que l’auteur Hammett aurait tout à fait pu écrire : il s’enfonce dans un univers trouble et inquiétant, celui du proxénétisme organisé de Chinatown, et se trouve par là même exposé à la violence physique. Wenders adopte alors une stratégie bien souvent à l’œuvre dans les films présentant une figure d’écrivain, et qui consiste, pour le rendre cinégénique, à en faire un personnage actif, en mouvement, plutôt que penché des heures durant sur sa feuille ou sa machine à écrire, dans une position majoritairement statique. Pourtant, dans le même temps, il se moque gentiment de cette convention, Hammett ne possédant presque aucune des qualités propres au héros hollywoodien du film d’action ou du polar. Ayant prématurément vieilli en raison de sa tuberculose, Hammett apparaît comme un être fatigué, épuisé, éreinté par des quintes de toux continuelles, mais aussi par les cigarettes et l’alcool qu’il ne peut s’empêcher de consommer en grande quantité. Tout au long du film, il peine à courir sans s’étouffer aussitôt, et, dans la scène qui prend place dans le bureau de Fong, on l’a vu, présume grandement de ses forces. On est loin du détective hardboiled — littéralement « dur à cuire » — qu’Hammett le romancier met systématiquement à l’honneur dans ses propres fictions, et que le film noir classique, dans les années 40 et 50, reprend à son compte7. De ce point de vue, la réplique qu’adresse Fong à Hammett au moment où ce dernier perd connaissance — « Le courage physique ne relève pas du métier d’écrivain » (00:46:17-00:46:22) — est assez ironique, voire comique. N’est-elle pas une manière de se distancier des conventions du film sur un écrivain, histoire de rappeler que l’essentiel n’est pas, ici, ce qui relève de l’action, mais bel et bien la réflexion sur le processus de création, notamment littéraire?
Ouverture conclusive : un hommage nostalgique au film noir classique
En définitive, cette réflexion sur les sources d’inspiration de l’œuvre littéraire trouve un prolongement dans la manière dont Wenders, avec son propre film, se positionne vis-à-vis de l’histoire du cinéma. Hammett relève clairement de ce que certains ont nommé le « néo-noir » (Schwartz, 2005; Letort, 2010). Si c’est directement dans la réalité que vient s’alimenter l’imaginaire de Hammett, en revanche c’est avant tout dans l’histoire du cinéma que Wenders, pour sa part, vient puiser son inspiration. Son film est un hommage nostalgique aux conventions et au style du film noir classique, c’est-à-dire des années 40 et 50; genre du film noir dont l’une des sources les plus évidentes est précisément le roman hardboiled, notamment l’œuvre de Hammett.
Dans le film de Wenders, plusieurs éléments vont dans ce sens. C’est le cas, par exemple, de l’angle de prise de vues adopté à la fin de la scène qui se déroule dans le bureau de Fong, au moment où nous partageons, depuis le sol, le point de vue de Hammett en contre-plongée.
Les plans où le plafond occupe, comme ci-contre, une grande partie de l’image, renvoient inévitablement à l’esthétique du film noir, en particulier à un type de cadrage mis à l’honneur par John Huston dans Le Faucon maltais, sur le plateau duquel il avait demandé à son chef décorateur, pour renforcer le sentiment d’enfermement claustrophobique, de bâtir des décors pourvus de plafonds, ce qui était contraire aux habitudes de l’époque. Orson Welles, dans certains de ses films noirs, en fit par la suite une signature.
L’hommage attendri aux films noirs du cinéma hollywoodien classique passe également par l’identité visuelle de Hammett : en faisant appel à Joseph Biroc (Boujut: 92; Devillers: 46), directeur de la photographie vétéran qui a beaucoup tourné en noir et blanc dans les années 40 et 50, dans un style lumineux low key, Wenders parvient à obtenir quelque chose comme une forme de clair-obscur à l’intérieur même de la couleur. Enfin, le casting multiplie les allusions cinéphiliques à l’âge d’or du film noir. Wenders a en effet délibérément choisi des « anciens » pour certains seconds rôles : Elisha Cook Jr., qui interprétait déjà un porte-flingue dans Le Faucon maltais; Sylvia Sidney, qui était en 1931 l’héroïne du film de Rouben Mamoulian Les Carrefours de la ville (City Streets), inspiré d’une histoire de Hammett; ou encore le cinéaste Samuel Fuller, qui fait un caméo remarqué en joueur de billard. Wenders précise d’ailleurs qu’il aurait souhaité avoir John Huston lui-même en tant qu’acteur, mais que son rôle dans un des premiers néo-noirs, Chinatown de Roman Polanski (1974), le lui interdisait (Boujut: 93)8. Au bout du compte, comme l’écrit Michel Boujut (93) : « C’est toute l’histoire du cinéma qui s’inscrit ici dans les marges. Comme si le cinéma (selon Wenders) ne vivait que de cinéma. »
- 1. Le terme « hardboiled » se dit d’un œuf devenu dur en raison de sa cuisson dans l’eau bouillante. Il suggère la carapace que se forge au contact de son environnement le protagoniste de ce type de roman, à savoir le détective privé.
- 2. On pense ici évidemment aux détectives de fiction Hercule Poirot et Miss Marple, tous deux créés et popularisés, entre 1920 et 1976, par les nombreux romans et nouvelles d’Agatha Christie. On peut également songer à Sherlock Holmes, créé en 1887 par Sir Arthur Conan Doyle. En ce qui concerne Holmes, son mode d’action est cependant moins unidimensionnel : dans certaines aventures, notamment l’une des plus connues, Le Chien des Baskerville (Doyle, 1902), il lui arrive d’être physiquement confronté au danger, de payer de sa personne et de mettre sa vie en jeu pour résoudre l’énigme.
- 3. Ce type de focalisation a également été pratiqué à peu près à la même époque par Ernest Hemingway, notamment dans sa célèbre nouvelle Les Tueurs (Hemingway, 1948). Le débat fait rage parmi les spécialistes pour déterminer lequel de Hammett ou de Hemingway fut le premier à l’employer sur toute la longueur d’une œuvre.
- 4. Entre la scène d’ouverture et celle-ci, Hammett, pressé par celui qui l’a formé treize ans plus tôt au métier de détective, s’est vu contraint de reprendre du service afin de s’acquitter d’une dette à son égard. Il a donc traversé un certain nombre de péripéties qui l’ont amené à découvrir un San Francisco gangrené par les trafics, la corruption et la collusion des politiciens, de la police et des proxénètes.
- 5. Dans les deux cas, ce sont le même acteur et la même actrice qui interprètent les rôles (Peter Boyle et Marilu Henner).
- 6. Une seconde scène de rêve, à la tonalité surréaliste, intervient vers le milieu du film (00:46:26-00:48:02). Cette insistance sur les rêves renvoie sans doute à l’une des répliques culte du Faucon maltais de Huston, elle-même inspirée par ce qu’affirme Prospero dans La Tempête de Shakespeare (1623) : « nous sommes de l’étoffe dont les rêves sont faits ».
- 7. Il est vrai que les détectives de films noirs classiques se font souvent agresser et tabasser, et apparaissent couramment comme des héros fatigués, plongés dans un univers déliquescent. Humphrey Bogart, qui a incarné plusieurs de ces privés — et non des moindres —, est par exemple un acteur relativement frêle. Cela n’empêche toutefois pas Sam Spade, le détective hammettien qu’il interprète dans Le Faucon maltais, de désarmer un porte-flingue avec une facilité déconcertante. Dans Hammett, Wenders va un cran plus loin, en insistant tout particulièrement sur les limites physiques de son personnage.
- 8. Du reste, Chinatown a également empêché Wenders de développer dans son film l’histoire à laquelle il avait initialement songé : « J’avais […] découvert une intrigue formidable dans la presse de San Francisco et qui se situait exactement à l’époque où se déroule le film. C’était une histoire de corruption énorme autour de la construction du Golden State Bridge. Quelque chose de beaucoup plus fort que l’histoire des photos compromettantes que nous avons finalement retenue. Le hic était que la première intrigue rappelait trop celle du Chinatown de Polanski et son histoire d’eau » (Boujut: 96). Wenders fait néanmoins allusion à cette idée initiale dans l’une des scènes de Hammett (00:56:21-00:56:38).