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Dossier sous la responsabilité de
Marie-Christine Lambert-Perreault
Geneviève Sicotte
Sandra Lachance, Débarquement (2011)
Novembre 2016

Il faut attendre 1968 pour que la revue Libre-Service Actualités invente le
mot d’hyper-marché et en donne la définition : « Grande unité de vente au
détail présentant un très large assortiment en alimentation et marchandises
générales; surface de vente supérieure à 2500 mètres carrés; vente géné-
ralisée en libre-service et paiement en une seule opération à des caisses de
sortie; parking de grandes dimensions mis à la disposition de la clientèle. »

Jean-Claude Daumas1.

Il prit l’habitude de faire ses courses au Carrefour de Limoges, où il était à
peu près sûr de ne rencontrer personne au village. Il y allait généralement le
mardi matin, dès l’ouverture, ayant remarqué que c’était à ce moment que
l’affluence y était la plus faible. Il avait, quelquefois, l’hypermarché pour lui tout
seul — ce qui lui paraissait être une assez bonne approximation du bonheur.

Michel Houellebecq
2.

Michel Houellebecq, page couverture, Extension du domaine de la lutte (2010 [1994])

Livre, Paris, J’ai lu, 2010 [1994], 160 p.
Image numérique | 736 x 1190 px

L’illustration qui figure sur la première de couverture de l’édition de poche la plus récente du roman Extension du domaine de la lutte (2010 [1994]) de Michel Houellebecq représente, sur un fond blanc, une vingtaine de charriots d’épicerie de couleur orange vif emboités les uns dans les autres. Ces caddies surplombent le nom de l’auteur, écrit en lettres blanches surlignées du même orange, et le titre du roman, écrit plus petit en lettres noires. Chromatiquement, tout est mis en place pour que le regard soit attiré par les charriots et le nom de l’auteur, mais surtout pour encourager l’observateur à établir un lien entre ces symboles de la consommation de masse et Michel Houellebecq, réputé pour être un écrivain particulièrement critique à l’égard du « libéralisme économique sans frein » (Houellebecq, 1994: 100). Dans un court essai intitulé Approches du désarroi, l’écrivain n’a d’ailleurs pas hésité à rebaptiser le sujet contemporain l’« homme du supermarché » :

La logique du supermarché induit nécessairement un éparpillement des désirs; l’homme du supermarché ne peut organiquement être l’homme d’une seule volonté, d’un seul désir. D’où une certaine dépression du vouloir chez l’homme contemporain; non que les individus désirent moins, ils désirent au contraire encore plus; mais leurs désirs ont acquis quelque chose d’un peu criard et piaillant : sans être de purs simulacres, ils sont pour une large part le produit de déterminations externes — nous dirons publicitaires au sens large. (1998a: 49.)

La représentation des charriots d’épicerie sur la couverture d’Extension du domaine de la lutte est aussi — et peut-être surtout — une allusion graphique à un épisode particulièrement sombre du roman qui se déroule dans un hypermarché :

Assisté à la mort d’un type, aujourd’hui, aux Nouvelles Galeries. […] On ne peut pas dire que ç’ait été une mort très digne, avec tous ces gens qui passaient, qui poussaient leurs caddies (on était à l’heure de plus grande affluence), dans cette ambiance de cirque qui caractérise toujours les supermarchés. Je me souviens, il y avait même la chanson publicitaire des Nouvelles Galeries (peut-être l’ont-ils changée depuis); le refrain, en particulier, se composait des paroles suivantes : « Nouvelles Galeries, aujourd’huiii… Chaque jour est un nouveau jour… »

Quand je suis ressorti, l’homme était toujours là. On avait enveloppé le corps dans des tapis, ou plus probablement des couvertures épaisses, ficelées très serré. Déjà ce n’était plus un homme mais un colis, pesant et inerte, on prenait des dispositions pour son transport. (66-67.)

Elaine Després, Ne prenez pas de chances (2016)  
Photographie numérique couleur convertie en noir et blanc, tirée de la série Supermarchés, 2016  
Photo | 2895 x 1956 px  
©Élaine Després  

Espace commercial sinistre, le supermarché est représenté comme un lieu mortifère qui s’apparente à une morgue et où circulent des consommateurs indifférents au trépas d’un client; l’exceptionnel (la mort) n’altère en rien la bonne marche de l’usuel (l’achat). L’« ambiance de cirque » qui règne permet non seulement d’évoquer le désordre et la cohue, mais aussi la violence du lieu : le supermarché est bel et bien un « domaine de la lutte », c’est-à-dire une enceinte dans laquelle on course et on pousse. À cela s’ajoute l’ironie noire de la « chanson publicitaire », qui promet aux clients une expérience d’achat unique et sans cesse renouvelée tandis que l’un deux agonise dans un des rayonnages. Enfin, le traitement réservé au cadavre rappelle celui que les bouchers réservent aux produits qu’ils manipulent : le corps, à la manière d’une viande froide, est littéralement saucissonné, devenant ainsi une marchandise prête « pour son transport » au cœur même d’un temple de la consommation.

La négativité propre à cette mise en récit de l’hypermarché est toujours d’actualité dans les œuvres romanesques françaises plus récentes, où le commerce de détail à grande surface apparaît toujours comme un cadre idéal pour la représentation de drames et de catastrophes. En voici trois exemples. En 2009, Christophe Rioux fait paraître un roman intitulé Tête de gondole, lequel met en scène un employé d’hypermarché obsédé par ses devoirs commerciaux et les objectifs de productivité qui s’y rattachent. Ce dernier finit par passer ses jours et ses nuits sur son lieu de travail, jusqu’à ce qu’une charmante voleuse s’y introduise par effraction et remette en question ses « ambitions » professionnelles. En 2011, Laurent Mauvigner signe Ce que j’appelle oubli, court récit de 55 pages tenant en une seule et longue phrase : l’histoire commence dans une allée d’hypermarché où un itinérant se décapsule une bière non payée, geste qui lui vaudra d’être battu à mort dans l’entrepôt du magasin par les vigiles l’ayant surpris. Enfin, toujours en 2011, Alexis Jenny introduit une scène d’hypermarché particulièrement réussie au début de son roman L’art français de la guerre : le narrateur, environné par une foule bourrue, déambule dans les allées et est stupéfié par l’aspect chirurgical et aseptisé des viandes qui, telles qu’elles sont coupées et emballées, déréalisent les animaux dont elles proviennent. Ces chairs empaquetées le plongent dans une stupeur métaphysique que sa conjointe, de toute évidence, ne partage pas : ce sera la dernière mésentente avant leur rupture.

Chez ces écrivains, le traitement littéraire de l’hypermarché permet des développements sur l’aliénation, la brutalisation des sociétés et les désordres conjugaux. Notons au passage que chez Rioux et Mauvigner, où l’hypermarché est le cadre de vols, le caractère « criminel » de ces actes est fortement relativisé : les deux auteurs insistent chacun à leur manière sur la cruelle disproportion qu’on peut observer entre l’odieuse abondance des marchandises qui s’étalent à perte de vue dans les hypermarchés et la misère d’individus dans le besoin.

Encore plus récemment, en 2014, Annie Ernaux a abordé l’univers des hypermarchés dans un ouvrage intitulé Regarde les lumières mon amour. L’auteure signale que ces établissements qui « commencent seulement à figurer parmi les lieux dignes de représentation3 » (10) méritent surtout d’être enfin mis en texte dans une œuvre littéraire capable d’aller au-delà des discours dépréciateurs qu’on tient habituellement à leur propos :

Pour raconter la vie, la nôtre, aujourd’hui, c’est […] sans hésiter que j’ai choisi comme objet les hypermarchés. J’y ai vu l’occasion de rendre compte d’une pratique réelle de leur fréquentation, loin des discours convenus souvent teintés d’aversion que ces prétendus non-lieux suscitent et qui ne correspondent en rien à l’expérience que j’en ai. (12-13.)

Effectivement, chez Houellebecq, Rioux, Mauvigner et Jenny, l’hypermarché n’est pas représenté pour être célébré. Cependant, ces propos d’Ernaux ont de quoi étonner, car dans l’immense majorité des entrées de ce « journal du dehors » qui s’annonce plutôt bienveillant à l’endroit de l’hypermarché, ce sont surtout ses aspects choquants qui sont relevés. La rhétorique faussement amicale des panneaux réclames, la fièvre consumériste qui s’empare des clients, la reconduction des inégalités sociales à travers l’aménagement de certaines aires du magasin 4 : voilà autant de phénomènes qui participent à assombrir les pensées de l’écrivaine finalement assez peu encline à l’allégresse lorsqu’elle circule dans les rayonnages de son Auchan.

L’ouvrage est donc loin d’être entièrement débarrassé de l’« aversion » que son auteure déplore pourtant dans les œuvres qui, avant la sienne, ont pris l’hypermarché en charge. Nous posons l’hypothèse que, si l’agacement l’emporte sur l’enthousiasme dans Regarde les lumières mon amour, c’est parce qu’Ernaux, bien qu’elle se réclame de l’autobiographie (elle annonce qu’elle parlera de sa « pratique réelle » du lieu, qu’il sera question de son « expérience » personnelle d’habituée et de cliente), ambitionne avant tout de « raconter la vie5 », c’est-à-dire de la narrer par le biais d’une parole qui s’ouvre simultanément au témoignage et à l’affabulation, à la relation et aux licences d’imagination. Le sens du verbe « raconter » est particulièrement ambigu (témoin la définition qu’en donne Le Robert : « exposer par le récit — des faits vrais ou présentés comme tels » [2014: 2100]) et son emploi, par Ernaux, ne peut être fortuit : l’auteure a plus d’une fois insisté sur le caractère duplice de son écriture, où le « “je” […] ne renvoie pas qu’à l’expérience individuelle de la narratrice » (Bouchy: 43), où « le “je” […] semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de “l’autre” qu’une “parole de moi” » (Ernaux, 1994: 219).

Autrement dit, tout comme Houellebecq, Rioux, Mauvigner et Jenny, Ernaux a elle aussi entrepris de « raconter » l’hypermarché et, fatalement, l’histoire qu’elle donne à lire, comme c’est le cas dans celles de ses devanciers, dresse un portrait plutôt sombre des lieux. Plus récemment encore, en 2015, Frédéric Viguier faisait paraître le roman Ressources inhumaines chez Albin Michel. L’action de ce roman au titre évocateur se déroule dans un hypermarché et le texte de la quatrième de couverture témoigne assez clairement du fait que, dans ce roman, l’hypermarché est à nouveau le cadre d’une aventure désespérante : « “La vie d’un hypermarché bat au rythme de l’humanité manipulée. Et cela fait vingt ans qu’elle participe à cette manipulation”. Un univers absurde construit sur le vide et les faux-semblants. » On constate ainsi que l’homme et la femme de l’hypermarché, offrant parfois une résistance futile à la modernité consumériste, semblent devenus des figures récurrentes dans l’imaginaire contemporain.

Chez les écrivains français, tout se passe donc comme si narrer l’hypermarché avec enthousiasme contrevenait en quelque sorte aux règles minimales de la vraisemblance : essentiellement grotesque, imperméable au sublime, ce symbole d’une surabondance outrancière — et de son corollaire non moins odieux : le gaspillage « en gros » — se laisse difficilement glorifier. C’est à bon droit qu’Ernaux signale une certaine forme d’hypocrisie dans le fait que l’hypermarché, quoiqu’il soit systématiquement dénigré, n’en demeure pas moins massivement fréquenté6. Il apparaît donc bien difficile d’éprouver du goût pour ces immenses usines à vendre froides, impersonnelles et excentrées, architecturalement désespérantes et aménagées pour favoriser la dépense chez des clients à qui est refusé le droit à la flâne, lesquels sont « dirigés » par les allées rectilignes jusqu’aux caisses.

Elaine Després, Choisir (2016)  
Photographie numérique couleur convertie en noir et blanc, tirée de la série Supermarchés, 2016  
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©Elaine Després  

Tous les textes précédemment cités sont des écrits qui appartiennent à la grande famille du récit. L’hypermarché a également inspiré les poètes, cependant : les deux qui retiendront notre attention ici sont Jacques Réda, qui publie « Sur les supermarchés » (1991: 29-32), et Michel Houellebecq, qui la même année fait paraître « Hypermarché — novembre » (1991: 9). Qu’est-ce qui a bien pu pousser ces deux poètes à versifier sur un sujet aussi prosaïque au début des années 90? D’abord, tous deux sont des poètes du réel quotidien fréquentant et n’hésitant pas à chanter des lieux concrets et très ordinaires. Ensuite, outre leur intérêt commun pour la poétisation du trivial, on peut supposer que, si ces vastes entrepôts alimentaires attirent leur attention au début des années 90, c’est aussi parce qu’en France, c’est à ce moment qu’ils se mettent, littéralement, à pousser comme des champignons. Ils étaient deux en 1966, 284 en 1975 puis, bond spectaculaire, 767 en 1990 — on en comptait 1211 en 2001 et… 2000 en 2013 (Weisse). C’est aussi à cette époque que la superficie de ces magasins prend des proportions jamais vues : les premiers s’étalaient sur 2500 m2; puis, étant donné la très forte demande pour ce type de commerce7 et le développement du « hard discount », ils ne tardent pas à recouvrir plus de 10 000 m2 de terrain (Insee). Pour deux poètes sensibles aux mystères de la vie quotidienne, il n’est plus possible, vers 1990, de nier l’existence de ces commerces éléphantesques aux raisons sociales arrogantes : à cette époque, les Mammouth (une chaîne de supermarchés) se reproduisent vraiment très bien en sol français8!

Les deux poèmes dressent eux aussi un portrait « teinté d’aversion » de l’hypermarché (décidément!) et une telle orientation thématique n’est certainement pas étrangère à leur très forte narrativité. Réda et Houellebecq profitent effectivement du cadre offert par l’hypermarché pour « raconter » chacun à leur manière la même aventure, celle d’un poète devant cheminer à ses risques et périls au cœur du monde marchand.

Avant d’entreprendre l’analyse de ces textes poétiques, deux remarques préliminaires s’imposent. Premièrement, comme cela vient d’être dit, Réda et Houellebecq mettent l’hypermarché en poème de manière tout à fait narrative. Chez ces poètes, poésie et récit vont de pair et il suffit de prendre en considération les titres des recueils et des poèmes qui vont retenir notre attention pour s’en convaincre. Le recueil de Réda dans lequel se trouve le poème « Sur les supermarchés » est intitulé Lettre sur l’univers et autres discours en vers français. Le comique de la pompe qu’un tel titre affiche saute aux yeux : son côté « cour versaillaise » 300 ans trop tard fait sourire, mais Réda n’est pas un poète bouffon, de sorte que l’anachronisme du titre souligne aussi, paradoxalement, le sérieux de l’entreprise. Discourir en vers, cela suppose du développement méthodiquement organisé, une très forte narrativité. Le titre du poème qui nous intéresse, « Sur les supermarchés », commence par une préposition qui annonce à son tour un exposé dûment structuré. Quant au recueil de Houellebecq, il a pour titre La poursuite du bonheur. L’intitulé ne va pas sans rappeler deux éléments clés du schéma narratif greimasien, à savoir la « quête » et l’« objet » poursuivi. Un tel titre laisse entendre que les poèmes contenus dans le recueil sont autant d’étapes dans la « poursuite du bonheur » entreprise par le sujet lyrique. Le titre du poème « Hypermarché — novembre » suggère que ce n’est ni dans ce lieu, ni durant cette saison que le héros du « récit » trouvera le « bonheur » recherché. En effet, les indications spatiotemporelles, qui situent d’emblée l’action dans un magasin d’alimentation à grande surface durant un moment de l’année gris et froid, n’annoncent rien de particulièrement encourageant.

Deuxièmement, les poèmes « Sur les supermarchés » et « Hypermarché — novembre » ont ceci en commun qu’ils présentent, dans le même ordre, les trois « épisodes » suivants : d’abord, ils relatent l’entrée du poète dans le supermarché; ensuite, ils précisent quels types de rapports se nouent entre le poète et les clients lors de la traversée du lieu; finalement, en guise de dénouement, ils évoquent la sortie du poète. Pour structurer l’analyse comparée des deux poèmes qui suit, nous avons choisi de respecter l’ordre de cette séquence événementielle tripartite structurant les deux « récits poétiques ».

L’entrée

Il est frappant de constater que dans ces deux textes, lorsque le poète passe le seuil du supermarché, il chute. L’incipit du poème « Sur les supermarchés » de Réda instaure un dialogue intertextuel avec un autre incipit célèbre, celui de L’Enfer de Dante. Le début du « Chant I » de L’Enfer se lit comme suit :

Au milieu du chemin de ma vie
Je me retrouvai par une forêt obscure
Car la voie droite était perdue […]
Je ne sais pas bien redire comment j’y entrai
Tant j’étais plein de sommeil en ce point
Où j’abandonnai la voie vraie. (Dante: 25.)

De son côté, Réda fait débuter son poème ainsi :

Vers le milieu du chemin de la vie
Comme j’allais par de tristes faubourgs
Une ombre que j’avais suivie
Me conduisit auprès d’un temple bas
« Entre » dit l’ombre, ici tous les combats
Qui déchiraient ton âme prisonnière
S’apaiseront : à chacun de tes pas
Une grâce particulière
Va se répandre en palpables trésors
« Montre-les moi », dis-je, et nous descendîmes. (Réda: 29.)

Le côté comique d’un tel dialogue intertextuel saute aux yeux, l’humour résidant bien sûr dans le renversement symbolique des sujets : la qualité spirituelle du texte de Dante, où l’effrayante « forêt obscure » dans laquelle s’égare le damné symbolise le vice et l’erreur, s’efface pour devenir essentiellement commerciale dans le texte de Réda, où l’aguichante « forêt obscure » dans laquelle s’engouffre le poète n’est autre que le grand magasin d’alimentation. Mais l’intertextualité rédienne est aussi très sérieuse en ce qu’elle engage une réflexion sur les concepts de « réalité » et de « fiction ». Chez Dante, il y a la « voie droite » de la conduite morale exemplaire et la « forêt obscure » où sombre le pécheur. Si on reprend ce couple de contraires chez Réda, on comprend alors que tant que le poète « allait par les tristes faubourgs », il marchait sur la « voie vraie » — c’est-à-dire dans le monde réel; mais bientôt trompé par une « ombre » mystérieuse et méphistophélique, il accepte de descendre dans le supermarché — c’est-à-dire dans le monde de l’irréel, de l’illusion du bonheur et de la gaieté. En effet, si les « tristes faubourgs » ne sont pas gais, ils ont le mérite d’être vrais, authentiques; ce qui n’est pas le cas des supermarchés, désignés a posteriori comme de « provisoires élysées » (Réda: 30) où tout n’est qu’illusion. L’abondance et la variété des aliments donnent au visiteur l’impression qu’il foule un jardin des délices (« des victuailles plus loin s’amoncelaient, vrai paradis / Terrestre : tout ce dont par la nature / De l’ananas au plus humble radis / Dieu voulut réjouir sa créature ») (Réda: 30). Dans ce souterrain merveilleux, les ressources économiques des clients ne connaissent soudainement plus de limites (« Dans ce lieu de fête unanime / Si la dépense est excessive / Un bon crédit t’égale aux plus cossus ») (30). Enfin, l’ambiance « festive » du lieu est artificiellement créée (« On vous y berce d’un fond sonore à la fadeur d’orgeat / Euphorisant et même anesthésique / ce flot de Mozart à goujat / Qui rend un peu métaphysique / la fièvre du grossier consommateur9 ») (31). Autrement dit, qui entre dans un supermarché prend temporairement congé du réel et se berce de l’illusion de sa félicité. La chute du poète rédien est donc double. D’abord, il y a la faute morale : il choisit de croire à la promesse d’un invraisemblable et paradoxal paradis souterrain; ensuite, il y a sa descente concrète, physique, dans l’« enfer » du supermarché.

Elaine Després, Surgelés (2016)  
Photographie numérique couleur convertie en noir et blanc, tirée de la série Supermarchés, 2016  
Photo | 2471 x 1675 px  
©Élaine Després  

Le poète houellebecquien, lui, tombe littéralement dans l’hypermarché où il met les pieds. Le premier vers du poème se lit comme suit : « D’abord, j’ai trébuché dans un congélateur. » (Houellebecq, 1991: 9) Cette entrée en matière de type in medias res ne permet pas de savoir pourquoi le poète se trouve dans l’hypermarché. On sait que celui de Réda est mu par un besoin spirituel de réenchantement du monde; ici, c’est beaucoup plus brutal : la seule chose qu’il soit permis de supposer, c’est que le poète s’y trouve tout bêtement pour faire ses courses. Mais ce n’est pas gagné : il trébuche dès son entrée et la locution adverbiale  D’abord » laisse croire que cette chute sera suivie par d’autres malheurs toujours plus pathétiques les uns que les autres. En fait, c’est un très mauvais départ pour lui, car en « trébuchant dans un congélateur », le poète s’effondre au milieu d’aliments surgelés : au lieu de quérir la nourriture désirée, il se fait plutôt lui-même produit de consommation. L’image particulièrement morbide du corps-aliment invite à faire un rapprochement entre le « congélateur » et un cercueil. Nous reviendrons sur cette analogie qui souligne le caractère paradoxal de ce lieu en apparence nourricier et qui se révèle être plutôt déshumanisant, voire mortifère.

Elaine Després, Se démarquer (2016)  
Photographie numérique couleur convertie en noir et blanc, tirée de la série Supermarchés, 2016  
Photo | 2800 x 2000 px  
©Élaine Després  

Qu’elles soient morale ou physique (ou les deux à la fois), les chutes initiales des deux poètes rappellent que ces derniers ne sont pas à leur place au supermarché : là, ils courent le risque de se damner, de se blesser — voire même de mourir. Mais voilà : ils viennent d’entrer et leurs « histoires » ne font que commencer. Comment s’en sortiront-ils? Le poète rédien part avantagé : grâce au concours de cette « ombre » qui l’accompagne dans l’antre du mal, sa descente dans les profondeurs du commerce alimentaire ne se déroule pas trop mal : elle s’apparente à une visite guidée (il dit suivre son « guide » et parle du « mentor qui l’entraînait tout au long des allées ») (Réda: 29). Son homologue houellebecquien n’a pas la même chance : il est absolument seul et parfaitement désemparé; suite à sa chute dans le congélateur, il admet ceci : « Je me suis mis à pleurer et j’avais un peu peur / Quelqu’un a grommelé que je cassais l’ambiance » (Houellebecq, 1991: 9). Ces deux présentations du poète en « visiteur mésadapté » du supermarché rappellent, non sans humour, le topos du poète excentrique, ce génie original et asocial, désemparé lorsque condamné à fréquenter ses semblables. Chez Houellebecq, la référence à cet imaginaire du poète « maudit » est particulièrement marquée : pour qualifier ses faux pas et ses effondrements répétés, qui viennent perturber le cérémonial des courses respecté par les autres clients, le poète écrit : « Ma démarche était gauche ». Il s’agit là d’une référence explicite au « gauche et veule » albatros baudelairien, oiseau cruellement humilié par les hommes et qui est explicitement comparé au « poète exilé sur le sol au milieu des huées (Baudelaire, 1972 [1859]: 38). Je souligne pour bien insister sur le fait que le poète houellebecquien, à l’image de son homologue baudelairien, est au sol, effondré. Si le sujet lyrique baudelairien est parfois présenté, comme c’est le cas ici, tel une victime impuissante face à la bêtise de ses contemporains, il apparaît plus souvent sous les traits d’un dandy urbain, accoutumé à la violence propre au cadre parisien et capable, non sans hauteur, de « prendre un bain de multitude », de « faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité » en « entr[ant], quand il veut, dans le personnage de chacun » (1973 [1869]: 45). Ce pouvoir est définitivement interdit au poète périurbain imaginé par Houellebecq.

En fait, la thématisation de l’hypermarché est une occasion saisie par Réda et Houellebecq pour repenser cette singularité qui est habituellement associée à la figure du poète. Bien qu’il assimile le supermarché à un « brasier froid », c’est-à-dire un enfer climatisé, le poète rédien admet ceci :

L’aveu d’ailleurs n’en est pas difficile :
Souvent […] je suis allé sans accompagnateur
[…]
Élire un moment domicile
Dans un de ces endroits religieux
Où, de son cœur toute angoisse bannie,
Le visiteur, sous les contagieux
Élans qu’engendre une cérémonie,
Se sent bientôt devenir spongieux,
Succombe, adore et communie. (Réda: 32.)

Dans ces vers ironiques, où la terminologie religieuse sert à dire l’acte profane de l’achat, l’hypermarché a une puissance d’attraction à laquelle le poète est incapable de résister. Le sujet lyrique rédien sacre l’hypermarché espace poétiquement fréquentable et, en ce lieu désormais digne de ses pérégrinations, le poète-flâneur se mue, toute honte bue, en poète-consommateur. Quant au poète houellebecquien, il n’est pas fier de sa chute dans le congélateur et il avoue ceci : « Pour avoir l’air normal j’ai repris mon avance » (Houellebecq, 1991: 9). Le poète-albatros de Baudelaire, bien qu’humilié, était ce « prince des nuées / Qui hant[ait] la tempête et se ri[ait] de l’archer » (Baudelaire, 1972 [1859]: 38); son descendant n’a plus cette superbe : sa volonté de faire comme les autres témoigne d’un désir de conformité éprouvé par un poète n’assumant plus trop bien les faux pas caractéristiques de sa marginalité.

La traversée

Elaine Després, Coincés (2016)  
Photographie numérique couleur convertie en noir et blanc, tirée de la série Supermarchés, 2016  
Photo | 2673 x 1909 px  
©Élaine Després  

Tout se passe donc comme si l’hypermarché symbolisait l’uniformisation d’un monde décidément marchand auquel même les sujets réputés être les moins assimilables ne sauraient résister. À l’origine, les poètes de Réda et de Houellebecq ne sont pas à leur place, mais ils finissent par la prendre ou, du moins, par essayer de la trouver. Toutefois, les deux poètes reconnaissent bientôt qu’ils sont malgré tout irrécupérables. C’est au contact des clients croisés au fil de leur aventure qu’ils prennent acte de leur singularité : s’ils fréquentent l’hypermarché comme tout le monde, ils n’y progressent pas comme les autres. Le poète rédien affirme :

Et je m’ébahissais, figé, tandis
Que des humains, à l’aventure,
Se promenaient presque en indifférents
Parmi cette opulente marchandise.
Mais on voyait dans leurs yeux dévorants
Se propager un feu de convoitise.
[…]
Puis en désordre ils sortaient, moutonniers
[…]
Mille agités croulant sous leurs emplettes
Me bousculaient […]. (Réda: 30-31.)

Tout, dans ce passage, sert à distinguer le poète du reste des clients — il est un « voyant » au cœur d’une foule constituée d’« humains » aveuglés par l’abondance et réduits à leur soif d’achat. Tandis que ces moutons dociles progressent et achètent, le poète, lui, fige : cette immobilité en plein supermarché est, d’un point de vue économique, un comportement à rendement nul et, d’un point de vue critique, une occasion saisie pour constater l’odieuse abondance dans laquelle les Occidentaux insouciants baignent.

Chez Houellebecq, le poète juge aussi très sévèrement les gens qui fréquentent l’hypermarché : « Des banlieusards sapés et au regard brutal / Se croisaient lentement près des eaux minérales. » (Houellebecq, 1991: 9.) Comme chez Réda, le « regard » des clients fait l’objet d’une observation désapprobatrice : ici, leurs yeux trahissent moins un délirant désir d’achat qu’un climat d’hostilité généralisé. Et si ces brutes « se croisent près des eaux minérales », c’est certainement parce que la transparence de l’eau permet de rappeler leur insipidité. Houellebecq joue lui aussi sur l’opposition entre fixité du poète et mouvement de la foule. Immédiatement après avoir signalé la lenteur (9) qui caractérise la démarche des autres clients, laquelle témoigne de leur aisance, le poète affirme :

Je me suis écroulé au rayon des fromages
Il y avait deux vieilles dames qui portaient des sardines
La première se retourne et dit à sa voisine :
C’est bien triste, quand même, un garçon de cet âge. (Houellebecq, 1991: 9.)

Déclaré hors service « au rayon des fromages », là où ça sent fort, le poète ne sera pas le client « normal » qu’il espérait pouvoir devenir lorsqu’il s’est relevé de sa première chute. Ces vers présentent une sentence morale : les vieilles dames condamnent le jeune homme, ce dont témoigne le mot « triste », à entendre au sens d’affligeant, de pitoyable. Selon elles, il est lamentable qu’un si jeune homme soit incapable de se tenir convenablement en public — et aussi bizarre que cela puisse paraître, les « sardines » que « portent » ces deux vieilles jouent un rôle sémantique dans cette condamnation. Grâce à l’emploi du verbe « portent », le mot « sardines » devient polysémique : il peut aussi bien désigner des poissons que des galons, car dans l’argot militaire, des « sardines » désignent les insignes portés sur un habit, indiquant un grade. Si l’on prête au mot le sens de « poissons », il se trouve à qualifier par analogie les vieilles qui les portent. À la manière des sardines qui se déplacent par bancs homogènes, ces deux vieilles normalisées marchant côte à côte, qui pensent et portent la même chose, font la paire; le poète effondré n’est pas, comme elles, une autre « sardine en boîte » correctement insérée dans l’hypermarché. Si l’on prête au mot le sens de « galons », les vieilles qui les portent se muent alors en gradées, rompues à l’exercice de la survie en hypermarchés. Ces anciennes combattantes reprochent à la jeune recrue d’être trop tôt « tombée » au champ d’honneur (manière de présenter l’hypermarché comme un champ de bataille où le poète, qui n’a pas été préparé au combat, serait inapte à survivre). Dans un cas comme dans l’autre, les sardines évoquent la bonne conduite, le respect de l’ordre — exigences du lieu auxquelles le poète est bien incapable de se plier.

En regard de ce qui vient d’être dit, la singularité du poète rédien, qui toise les autres clients de haut, paraît autoproclamée : il réalise bientôt qu’en n’étant pas dupe des apparences et des leurres tendus par le monde marchand, il est au-dessus de la mêlée. Quant à lui, le poète houellebecquien, qui fait tache dans un lieu hautement standardisé, se démarque par la négative : ce sont les clients qui le toisent de haut, et pas seulement parce qu’ils sont debout et qu’il est effondré, mais surtout parce qu’ils jugent son étrangeté méprisable et que lui, le méprisé, ne répond rien en retour.

La sortie

Vers la fin des poèmes — et donc des récits qu’ils donnent à lire —, voilà où en sont les deux poètes au supermarché : l’un est debout et juge, tandis que l’autre est tombé et jugé. Les dénouements respectifs sont à l’avenant : le poète rédien, guidé jusqu’au bout par l’ombre qui assure ses pas, trouve sans peine le chemin de la sortie :

Le paysage autour était charmant :
On entendait des alouettes;
On distinguait des champs, des prés, des bois
Mais à travers des monceaux d’emballage
Et, par-dessus, le coq ou bien la croix
Sur les clochers de quelques vieux villages.
À mon côté retentit une voix :
« Que cherchez-vous dans ces parages?
Laissez toute espérance, allez-vous-en.
Bientôt ce mal va partout se répandre
Et suffoquer l’espace agonisant. »
Je voulus m’approcher pour mieux entendre,
Mais il s’enfuit : c’était un paysan.
« Tout, me cria-t-il, est à vendre. » (Réda: 32.)

Elaine Després, Encoffrer (2016)  
Photographie numérique couleur convertie en noir et blanc, tirée de la série Supermarchés, 2016  
Photo | 3008 x 2000 px  
©Élaine Després  

La reprise du contact avec le monde extérieur (c’est-à-dire avec le monde « réel ») entraîne d’abord un réenchantement. Les « tristes faubourgs » que le poète a quittés pour descendre dans l’antre du mal sont vus d’un autre œil lorsqu’il en remonte : soudainement, voilà que le « paysage est charmant ». Cette sortie heureuse rappelle celle imaginée par Dante qui, dans le 34e et dernier chant de L’Enfer, fait remonter un damné ébloui par la beauté du monde : « enfin je vis les choses belles » (311). Mais, parallèlement à ce dialogue intertextuel qui se poursuit jusqu’à la fin, la finale du poème de Réda s’ouvre aussi au discours social ambiant, à ce qui se dit et s’écrit généralement au sujet des hypermarchés : ils dénaturent et polluent les lieux où ils sont construits; ils jurent dans le paysage; leur superficie est démesurée; ils ruinent le commerce local; ils symbolisent un monde marchand déshumanisé. Cette liste complète des idées reçues qu’on peut entendre sur la prolifération des supermarchés se clôt par une affirmation les résumant toutes : « tout est à vendre ». Bel exemple de sagesse populaire que ce cri du cœur proféré par un paysan directement menacé d’extinction par ces monstres de commerces. On y verrait quelque chose de didactique si le poète n’avait pas précédemment avoué être souvent retourné au supermarché suite à cette première visite : la déclaration du paysan l’a touché, puisqu’elle est rapportée et qu’elle clôt le poème, mais elle n’a pas fait le poids. Les supermarchés, bien que laids et offensants, sont pratiques et incontournables.

Chez Houellebecq, le poème se termine comme suit :

Et puis j’ai vu des pieds circonspects et très larges;
Il y avait un vendeur qui prenait des mesures.
Beaucoup semblaient surpris par mes nouvelles chaussures;
Pour la dernière fois, j’étais un peu en marge. (1991: 9.)

Le champ de vision du poète toujours au sol est obstrué par les pieds qui tournent prudemment autour de lui; et justement ce sont ses « nouvelles chaussures » qui attirent l’attention des curieux : si ces dernières étonnent, c’est parce qu’elles témoignent du fait que l’effondré n’est pas, comme on le supposait, un clochard ivre en vadrouille dans l’hypermarché. Elles signalent qu’il a les moyens d’être là et, si on s’en surprend, c’est parce qu’il est atypique qu’un individu économiquement « normal » soit, socialement, aussi « anormal ». Le poète est encore suffisamment conscient pour distinguer un « vendeur » qui « prend des mesures » : difficile de dire si ce dernier, indifférent, poursuit son travail de commis de magasin en organisant des rayonnages ou si, transfiguré en une sorte de croquemort, il prépare le corps de la victime pour son embaumement. C’est ici qu’on retrouve, à la toute fin du poème, l’imaginaire mortifère que nous relevions plus haut dans les premiers vers (la chute dans le « congélateur » ayant précédemment été assimilée à une mise en bière). Comment lire le dernier vers : le sujet lyrique y laisse-t-il sa peau (ce qui reviendrait à dire que l’hypermarché est la morgue où poète finit ses jours)? Ou bien s’est-il finalement relevé pour ne plus jamais retomber en pareil lieu? En regard du flou qui caractérise le statut du « vendeur », ces deux scénarios paraissent également envisageables — et sans appel vis-à-vis de l’hypermarché : celui-ci entraîne la mort ou inspire la répulsion.

La finale du poème houellebecquien est intéressante en ce que, contrairement à celle du poème de Réda, où les traces du registre fantastique s’effacent complètement lorsque le texte se clôt (l’« ombre » mystérieuse qui accompagnait le poète disparaît subitement, le poème fait soudainement la part belle aux opinions communément admises sur l’hypermarché), elle s’ouvre pour sa part à l’invraisemblable dans sa dernière strophe. La présence de ce curieux « vendeur » au statut pour le moins ambigu déréalise en quelque sorte le lieu où se situe l’action. Toujours est-il qu’en qualifiant sa marginalité d’incomplète (il est « un peu » en marge), il rappelle en dernière instance que malgré toutes ses frasques, il n’était pas si différent des autres. Bien qu’ils étaient debout, qu’ils circulaient correctement, les « banlieusards sapés et au regard brutal » étaient aussi, à leur manière, de tristes personnages : standardisés, soucieux des apparences et pathétiques dans leur désir de respecter la soi-disant « ambiance » censée régner dans un hypermarché… en novembre.

De la métrique des allées et de quelques slogans publicitaires

Pour poétiser l’hypermarché, Réda et Houellebecq adoptent le système métrique. Le poème de Réda est composé de dix-neuf sizains, tous structurés de la même manière : cinq décasyllabes sont suivis par un octosyllabe placé en retrait, le tout respectant un schéma de rimes invariable (ababab). La forme classique du poème est conforme à la vision de l’hypermarché qui s’en dégage, ce dernier étant décrit comme un « temple bas ». Le supermarché est sans hauteur, au sens propre comme au figuré : c’est une structure bien moins verticale qu’horizontale et la dimension spirituelle du culte qui y est célébré, celui de la consommation, est nulle; ce lieu est néanmoins « sacré » au sens où le supermarché d’aujourd’hui, à la manière du « temple » d’hier, est un endroit monumental, incontournable et rituellement fréquenté. Le supermarché s’est « fixé » dans la vie des gens — y compris des poètes — et c’est de cette fixité dont témoigne la régularité des vers qui l’évoquent.

Pour sa part, Houellebecq versifie un peu plus librement : son poème compte quatre quatrains — dans les deux premiers, les rimes sont plates (aabb), tandis que dans les deux derniers, elles sont embrassées (abba); de plus, bien qu’il soit majoritairement composé d’alexandrins, le poème de Houellebecq accueille aussi quatre vers de treize syllabes et un de qutaorze syllabes. Cette métrique plus souple permet à son tour de témoigner de la vision houellebecquienne de l’hypermarché : ce lieu a beau être rigoureusement structuré, les aliments consciencieusement divisés, il n’en demeure pas moins qu’aux yeux du poète, « une rumeur de cirque et de demi-débauche / Montait des rayonnages » (1991: 9). Policé mais vaguement décadent, l’hypermarché est un lieu ambigu mis en poème dans des vers qui hésitent eux-mêmes entre l’ordre (celui de l’alexandrin, des quatrains) et le désordre (celui des vers libres, de l’inconstance des rimes).

Au début du XXe siècle, inspiré par les « recherches de Picasso et de Braque qui, en 1912, introduisent dans leurs tableaux lettres, enseignes, papiers collés, ou de Picabia, qui aime lui aussi se servir d’inscriptions et s’inspirer des catalogues industriels » (Boschetti: 135), Guillaume Apollinaire proclamait sans ironie la valeur poétique du discours publicitaire : « Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut / Voilà la poésie ce matin » (Apollinaire cité par Boschetti: 139). Commentant ces vers désormais célèbres, le poète répétait ceci au sujet des « réclames de toutes sortes » : « croyez-moi, la poésie de notre époque y est incluse. Je l’en ferai jaillir » (Apollinaire cité par Boschetti: 136). En regard des poèmes de Réda et de Houellebecq, le moins qu’on puisse dire est qu’à l’autre extrémité du même siècle, l’emballement des poètes pour la « littérature commerciale » n’est plus au menu. Par exemple, au début des années 90, au moment où Réda et Houellebecq poétisent l’hypermarché, le slogan de la chaîne Carrefour était : « Avec Carrefour, je positive ». Lorsqu’on « positive », on témoigne de sa confiance, de son optimisme vis-à-vis de quelque chose; positiver l’hypermarché, c’est aussi lui reconnaître un caractère d’évidence, l’envisager comme un lieu réel, construit et organisé. Or, comme cela a été dit plus haut, non seulement les sujets qui prennent la parole dans les poèmes de Réda et de Houellebecq déréalisent-ils chacun à leur manière l’hypermarché, mais en plus, leur optimisme est, ou très fortement ébranlé (chez Réda), ou carrément inexistant (chez Houellebecq). Toujours au début des années 90, la réclame promotionnelle d’une autre grande chaine, Auchan, était : « La vie Auchan, vous avez le choix ». Ici, l’hypermarché est littéralement assimilé à une forme d’existence, à un mode de vie qui ne saurait en faire l’économie. Choisir cette « vie », c’est s’assurer une destinée heureuse puisque l’abondance des marchandises offertes ne fera jamais défaut. Chez Réda et Houellebecq, l’existence même des hypermarchés entraîne des conséquences plutôt désastreuses dans les « vies » de ceux qui les fréquentent ou qui les subissent : parmi elles, la déshumanisation, l’incivilité, le désenchantement, la ruine et la mort. Enfin, la profusion des denrées est associée à une « débauche » chez Houellebecq et elle provoque la « nausée » chez Réda.

Si les textes poétiques que Réda et Houellebecq consacrent à l’hypermarché n’engagent pas de manière explicite et délibérée un dialogue critique avec les slogans publicitaires des chaînes Carrefour et Auchan, ils n’en récusent pas moins l’idée selon laquelle il y aurait une poésie à faire « jaillir » des réclames assurant la promotion de tels commerces. En plus de rappeler que de tels slogans « chantent » faux, ces poèmes les retournent sur eux-mêmes et révèlent leur vacuité sémantique et, de ce fait, leur absolu manque de poéticité. La négativité propre à cette intertextualité ne doit cependant pas faire perdre de vue l’essentiel, à savoir que l’hypermarché a charmé ces deux poètes attentifs au réel environnant. Dans « Sur les supermarchés » et « Hypermarché — novembre », Réda et Houellebecq poétisent une forme de démesure marchande propre à l’industrie alimentaire occidentale moderne. Mais si ces derniers ont été captivés par son attrait puissant, ils ne se sont pas pour autant laissés ravir par ce pouvoir d’attraction qu’il a exercé sur eux.

  • 1. DAUMAS, Jean-Claude. 2006. « Consommation de masse et grande distribution. Une révolution permanente (1957-2005) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 3, no 91, p. 61.
  • 2. HOUELLEBECQ, Michel. 2016 [2010]. La carte et le territoire (Epub), présentation par Agathe Novak-Lechevalier. Paris : Flammarion.
  • 3. Cette déclaration étant plus ou moins juste, si l’on considère que Houellebecq les représentait déjà dans son premier roman, paru vingt ans plus tôt.
  • 4. Par exemple, l’auteure remarque non sans amertume que les zones d’aubaines et de produits bas de gamme sont mal situées et pauvrement décorées tandis que les produits de luxe de la section « bio » sont exposés dans des parties du magasin plus lumineuses et richement parées
  • 5. Non seulement écrit-elle « raconter la vie » dans le passage déjà cité de Regarde les lumières mon amour, mais cet ouvrage paraît aussi dans une collection des Éditions du Seuil intitulée « Raconter la vie ».
  • 6. Ernaux rappelle que « [l]es hypermarchés [sont] fréquentés grosso modo cinquante fois l’an par la majorité des gens depuis une quarantaine d’années en France » (2014: 12-13). Similairement, Michel Houellebecq affirmait ceci dans le cadre d’une entrevue accordée en 2001 : « [en tant qu’écrivain], je suis fasciné par certains phénomènes du monde dans lequel nous vivons, et je ne comprends pas comment les autres arrivent à s’y soustraire : vivent-ils tous à la campagne? Tout le monde va au supermarché, lit des magazines, tout le monde a une télévision, un répondeur… Je n’arrive absolument pas à dépasser cet aspect des choses, à échapper à cette réalité; je suis effroyablement perméable au monde qui m’entoure. » (1998b: 111.)
  • 7. Le sondage Ifop (Institut français d’opinion publique) réalisé en 1970 révèle que « 75 % des Français sont favorables à l’augmentation du nombre de grandes surfaces, parce qu’elles font baisser les prix et permettent de grouper les achats, et que si 38 % n’y vont jamais ou rarement c’est d’abord parce que le parc de magasins n’est pas assez dense. » (Daumas: 63.)
  • 8. Sur le développement des hypermarchés en France, outre l’article de Jean-Claude Daumas précédemment cité, voir aussi : Jean-Marc Villermet (1991), René Péron (1993) et Jacques Marseille (1997).
  • 9. Cette anesthésie du consommateur se veut bien sûr un rappel du « sommeil » qui brouille les repères du sujet chez Dante.
Pour citer

PARENTEAU, Olivier. 2016. « Deux poètes font les courses. L’hypermarché chez Jacques Réda et Michel Houellebecq », Captures, vol. 1, no 2 (novembre), dossier « Raconter l’aliment ». En ligne : revuecaptures.org/node/537

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