La question de l’autoréférentialité est une préoccupation qui revient ponctuellement dans les pratiques artistiques contemporaines. Elle fut d’abord présentée par Clément Greenberg dans son crédo moderniste (Greenberg, 1965: 194-195) comme une condition essentielle de l’œuvre, prise en tant que forme insulaire qui renvoie à ses propres qualités et à son propre dispositif. Depuis, cette notion — tout comme bon nombre des éléments constituant la critique formaliste de Greenberg — fut maintes fois interrogée, critiquée ou mise à mal, tant par les théoriciens de l’art que par les artistes eux-mêmes. Ce fut le cas notamment de certains artistes de la performance dans les années 60 et 70 qui ont en quelque sorte « ré-ouvert » le champ d’application de l’autoréférence en utilisant leur corps et leur voix comme matériaux premiers afin de revendiquer leur propre identité comme œuvre d’art, tout en inscrivant leurs actions dans un lieu et un contexte.
Les problématiques liées aux pratiques autoréférentielles n’ont, par la suite, cessé de s’actualiser. À une époque où peaufiner son image sur les réseaux sociaux dans le but de développer son personal branding est devenu pratique courante, il est aisé de voir comment résonne cette forme de mise en marché du soi avec certaines pratiques artistiques autoréférentielles en art. C’est entre autres sur le rapprochement et les limites entre autoréférentialité, autoreprésentation et autopromotion que l’artiste Steve Giasson a choisi d’articuler sa performance Je suis un véritable artiste.
Fortement inspiré par l’œuvre Trouser – Word Piece de Keith Arnatt (Manchester, 2004), dans laquelle l’artiste conceptuel se fait photographier portant un écriteau sur lequel on peut lire I’m a real artist1, Giasson se réapproprie le dispositif d’homme-sandwich d’Arnatt, consistant en deux panneaux grand format, attachés par des courroies et reposant sur ses épaules. Durant les quatre soirs que se déploie la performance, il porte cet équipement afin d’accueillir les spectateurs, échanger avec eux ou encore déambuler dans l’espace d’exposition des Ateliers Jean-Brillant.
Le premier soir de la performance, on pouvait lire sur les panneaux portés par l’artiste une série d’énoncés affirmatifs, disposés en une seule rangée, débutant systématiquement par « Je suis un véritable… » mais variant chaque fois d’attribut. Ces 140 énoncés autoréférentiels, allant du plus factuel (« Je suis un véritable Montréalais », « Je suis un véritable trentenaire »), au plus personnel (« Je suis un véritable diabétique », « Je suis un véritable insomniaque »), voire au plus intime (« Je suis un véritable fellateur »), étaient présentés en français au recto puis en anglais au verso. Le deuxième soir on pouvait voir de chaque côté des panneaux une photographie de l’artiste, portant exactement les mêmes vêtements que ceux qu’il portait. Les images, rappelant les photos de passeport tant par la facture visuelle que par l’expression neutre du sujet représenté, donnaient à voir l’artiste de plain-pied, bras et jambes disposés de façon symétrique, le corps bien droit, positionné de face au recto et de dos au verso. Le troisième soir, les panneaux reprenaient le style de l’autoportrait photographique de la veille, dans une même facture visuelle, à la différence que le corps représenté était cette fois-ci complètement dénudé, tout comme le corps réel de l’artiste sous son dispositif. Enfin, le quatrième soir, alors que Steve Giasson avait recouvré ses habits, les panneaux qu’il arborait étaient recouverts d’un matériau réfléchissant leur donnant l’apparence de miroirs. Tantôt s’y reflétait l’image du lieu de la perfomance, tantôt celle de spectateurs.
Si, au premier regard, le dispositif employé par Giasson rappelle celui de l’homme-sandwich, l’artiste toutefois ne semble pas chercher à promouvoir un produit. Adoptant une attitude détendue, il souhaite la bienvenue aux gens à l’entrée des Ateliers Jean-Brillant, répond à leurs questions sur le déroulement de la soirée, parle de son travail, discute avec eux de tout et de rien, ou encore assiste aux autres performances. Bref, abstraction faite des panneaux qu’il porte, Steve Giasson « est lui-même ». Ainsi, si l’artiste est l’objet même de sa promotion, il appert que le moyen employé afin de se publiciser soit tout simplement d’« être ».
Cet « être » qu’il est, Giasson le présente de diverses façons. D’abord, les énoncés portés le premier soir peuvent se lire comme une définition de soi, révélant sa condition, mais aussi ses revendications. Les photographies des soirs suivants montrent peu ou pas de distinction entre l’homme et sa représentation — sous-entendu what you see is what you get! En effet, l’artiste ne triche pas : il s’autoreprésente tel qu’il est, sans retouches. Il pousse d’ailleurs la monstration de soi jusqu’à s’afficher complètement nu, donnant à voir un corps vulnérable, avec des cicatrices, des poils, un surpoids, des cheveux blancs. Il se révèle ainsi dans ses moindres détails. La performance Je suis un véritable artiste nous renvoie sans contredit à la série de Joseph Kosuth Proto-investigations, notamment l’œuvre One and Three Chairs (1965), une référence que Giasson revendique ouvertement. À l’instar de Kosuth qui présentait des objets usuels selon trois points de vue distincts afin de parvenir à en rendre compte totalement, Giasson tente en quelque sorte de se définir à la fois par sa présence réelle, son image et des énoncés le caractérisant. La coprésence de ces autoreprésentations vient affirmer un désir de l’artiste de se dévoiler totalement, renforçant son ambition de se présenter de façon « véritable ».
Ce travail autoréférentiel acquiert une dimension supplémentaire le quatrième soir, alors que l’artiste porte sur lui des panneaux-miroirs. Tandis que les premiers soirs son travail consistait à dévoiler son « être », le dernier soir, c’est tout ce qui entoure l’artiste qui est offert à la vue, en réflexion sur son dispositif. À l’opposé de l’idée que, pour parler d’elle, l’œuvre se suffit à elle-même, l’artiste réaffirme l’importance du contexte, du lieu et du regardeur dans l’équation. En donnant à voir le spectateur et le lieu, l’artiste affirme en quelque sorte deux choses : « je suis un véritable artiste, car vous me considérez comme tel » et « je suis un véritable artiste, car ce lieu m’accueille comme tel ».
Bien que Je suis un véritable artiste soit une performance autoréférentielle, sa portée est vaste. Giasson affirme sa propre identité comme étant indissociable de son statut d’artiste. Se dévoiler comme artiste, c’est se dévoiler tout court. S’il est impossible de tout dévoiler de soi, Steve Giasson, en tentant de se révéler dans ce qu’il a de plus « véritable », souligne à travers sa performance la difficulté de se dire totalement et sans censure, de se montrer sans retouches, et de s’assumer dans le réel, tel que l’on est. Et cette difficulté, c’est à travers le miroir qu’il la renvoie au public. Le spectateur voyant sa propre image apparaître dans le dispositif du performeur est alors à même de se questionner sur sa propre identité. Qui est-il? Quelle image montre-t-il de lui? Qu’accepte-t-il de révéler de lui-même? La version de lui qu’il accepte de montrer est-elle une version vraie, ou encore une version revue et améliorée? Avec son miroir, Giasson lance au spectateur une invitation à se questionner sur la part « véritable » de ce qu’il révèle de lui. Comme s’il lui disait : « Je suis un véritable artiste. Et vous? Qui êtes-vous véritablement? »
- 1. Il semble important de préciser que cette photographie ne constitue qu’une partie de l’œuvre Trouser – Word Piece. La deuxième partie consiste quant à elle en un assez long passage de Sense and Sensibilia de John Langshaw Austin (1962: 70), dans lequel le philosophe s’interroge sur les subtilités du langage : « In Trouser - Word Piece [Arnatt] employed Austin’s linguistic analysis as a satirical meditation on the nature of the real, using the devices of philosophical enquiry to mock the notion of artistic celebrity. » (Manchester, 2004.)