Quelques repères dans le parcours de Sophie Jodoin
Le dessin a longtemps été le médium privilégié de l’artiste visuelle Sophie Jodoin, qui y excellait. Elle s’est distanciée de cette facilité pour faire coexister collage, photo, texte, vidéo et objets trouvés, proposant ainsi des œuvres qui prennent souvent la forme de grandes installations. L’artiste accorde une importance particulière au texte depuis une dizaine d’années : elle le manipule de manière astucieuse, dans une facture toute minimaliste. Le langage est peu à peu devenu le matériau central et le mode d’articulation de l’œuvre.
Quelques qualités du travail de Jodoin apparaissent comme des dénominateurs communs de ses œuvres. Ainsi en est-il du fragmentaire. Dans les années 2000 figuraient déjà des corps humains sectionnés, des jambes sans tronc, des pieds sans jambes… De cette fragmentation anatomique, l’artiste est passée à une fragmentation textuelle, dont les morceaux sont choisis et sauvegardés par découpes ou retranscriptions. Le fragment suggère l’omission et le non-dit. Il laisse place à l’imagination, ce qui donne lieu à des récits ouverts, non linéaires. La soustraction et l’effacement sont des gestes récurrents chez Jodoin. Images et textes sont soit partiellement découpés, estompés ou sablés, soit recouverts par couches successives.
L’intime est également une thématique qui traverse la plupart de ses œuvres. La mise en espace au cœur d’une même œuvre et, plus largement, le contexte d’exposition favorisent un rapport étroit et rapproché avec le récepteur. Souvent, le visiteur déambule autour de tables où sont disposées des œuvres sur papier, des textes sur lesquels il est appelé à se pencher pour les déchiffrer. Cette forme d’exposition met en valeur les interrogations de l’artiste sur les manifestations de l’intime, de la perte, de l’absence. Sophie Jodoin investigue aussi depuis quelques années la pluralité d’identités des femmes, et ce, surtout à travers les mots et notamment les titres de livres qu’elle met en scène. Il faut qu’elle sache (2016-2017) est une installation dans laquelle revient en boucle un récit autour d’une femme dont on ne connaîtra ni l’âge, ni le nom, ni l’époque à laquelle elle appartient. Partant d’un livre médical qu’elle a démonté, Sophie Jodoin a poncé la grande majorité des mots imprimés pour n’en garder que quelques-uns qui, à eux seuls, forment un discours poétique, une réécriture fictionnelle et féministe. Dans un même ordre d’idées, Toi jamais que je ne termine (2015-2017) évoque l’impossible portrait du féminin à travers la juxtaposition des titres de 116 livres exposant des stéréotypes sur la femme : elle y est multiplement énumérée et qualifiée (tranquille, raisonnable, comblée, sans histoire, ambitieuse, excessive, insatiable…).
Le minimalisme marque enfin tout le travail de Sophie Jodoin : un désir d’épuration qui s’est fait grandissant. Déjà dans ses peintures et ses dessins d’il y a plus de vingt ans, elle avait opté pour la monochromie et une mise en espace très sobre. Ce dépouillement est omniprésent dans ses installations et expositions, et dans la conception même du catalogue et livre d’artiste venu compléter une série de trois expositions, Sophie Jodoin. Room(s) to move. Je, tu, elle (2021), réalisé par l’artiste en collaboration avec la commissaire Anne-Marie St-Jean Aubre.
Tissage hybride à quatre mains
Cet ouvrage se révèle à nous tel un miroir de la pratique hybride de ses autrices. De même que les précédents projets de Jodoin qui témoignaient de la difficulté de toute entreprise de classification de la femme, cet ouvrage réfute toute catégorisation. Ce n’est ni un catalogue d’exposition ni un recueil de poésie, non plus qu’un essai. Réalisé à quatre mains, il met en espace diverses formes d’écriture : picturale, poétique, documentaire, théorique, typographique. Entre ces écritures se tisse le sens même de cet objet inclassable, révélant un portrait multiforme de la pratique artistique de Jodoin et de la relation de complicité entre l’artiste et la commissaire. Ce livre est le dernier chapitre du projet d’expositions éponyme, les trois premiers ayant été présentés respectivement dans trois lieux (rooms) différents1. Expositions et recueil font le point sur sept années du travail de Jodoin (2010-2017) à travers une tentative d’élaboration de portraits de femmes se construisant à l’intersection de trois points de vue. Tel que je le mentionnais, dans ses installations, Sophie Jodoin s’interroge sur les différentes manifestations du féminin, de l’intime, de l’absence et du langage.
L’ouvrage se divise en quatre parties. La première est composée tel un récit visuel orchestré par Jodoin, dans lequel s’insèrent à trois reprises des textes poétiques de St-Jean Aubre. Ces séquences fonctionnent comme des vases communicants, la commissaire jouissant d’une profonde compréhension des œuvres de l’artiste et Jodoin choisissant dans son propre corpus des pièces qui font écho aux textes d’abord proposés par St-Jean Aubre. S’instaure donc un dialogue de signifiants brossant un paysage d’intérêts communs aux deux sensibilités.
Les œuvres choisies déclinent avec force et subtilité les qualités intrinsèques au travail de Sophie Jodoin présentées plus haut : épuration et sobriété, tant dans la figuration plastique que dans les mots mis en scène. On retrouve d’ailleurs ces qualités dans l’élaboration même de l’ouvrage (recueil aéré, fait de papier blanc et gris pâle, sans aucune typographie en couverture), le contenant faisant ainsi écho au contenu. Les œuvres (dessins, photographies et installations) mettent souvent en scène des mots, des parties de corps humains, des objets morcelés. La fragmentation, l’effacement plus ou moins important des signes rendent ardue l’identification instantanée du texte ou de l’image : le sablage de l’imprimé, la pose d’un cache, la segmentation de corps présentés dans une tentative avortée de reconstitution par collage, l’évidement de photographies pour ne laisser que leur intitulé… Tous ces éléments participent ici au caractère insaisissable des œuvres. Leur mise en page est également pensée par évidement : sont ménagés blancs et silences, qui sont aussi significatifs que les graphies les rythmant. Les blancs sont en partie symboliques puisque associés au potentiel oubli s’emparant de nos mémoires après la réception ou à la figuration d’une censure : sujets qui tiennent à cœur l’artiste.
Dans cette première partie, les mots d’Anne-Marie St-Jean Aubre s’infiltrent au cœur du corpus de Jodoin, figurant les trois angles de préhension d’une femme tels que présentés par le projet d’expositions : je, tu, elle. Le « je » s’attache à l’énonciation d’une parole subjective, à l’identification par héritage personnel que ses mots viennent cerner. Il y est question de fragilité, de temps qui passe, de désir de liberté : « Terreau propice aux émotions/ fissure en puissance/ tiraillée entre obligations et aspirations… » Le « tu » rend compte de l’identification par autrui, de la dimension de l’existence paramétrée par des normes sociales, prise au piège jusqu’à la négation de soi : « les rôles qui te sont suggérés/ (ton) corps t’est imposé; tu dois t’y adapter. » Le « elle », enfin, évoque l’impersonnel, laisse place à l’anonymat, l’inconsistance, la quasi-transparence de la personne : « Celle au nom de qui on parle/ associée à tout et son contraire/ ignorée par le langage même… » Toute cette première partie de l’ouvrage documente l’essence même du projet : reproductions d’images et de mots qui exposent les postures et les sujets d’analyse.
En seconde partie vient l’essai : texte théorique hors norme de la commissaire, dont la teneur du travail de critique emprunte parfois un ton familier, dû à la longue compagnie des œuvres et à sa complicité avec l’artiste. Cet essai s’articule de manière introspective, l’autrice relatant l’esprit de collaboration qui, à chaque instant, a animé le projet. Révélant un fin travail de tissage de propositions revues, corrigées jusqu’au parfait accord, St-Jean Aubre revient sur les liens entre les trois lieux d’exposition, leurs configurations matérielles et l’essence des personnages « je », « tu » et « elle ». La commissaire rappelle les nombreux échanges entre Sophie Jodoin et elle, leurs similarités sensibles et leurs réflexions menées autour du sujet : l’identité des femmes constituée de ce qui est imposé et de ce qui provient de l’intérieur, sa réalité à la fois sociale et intime. Il est précisé que ce projet n’œuvre pas en tant que rétrospective, mais en tant qu’état des lieux d’une démarche artistique portant sur les expériences multiples des femmes. En accord avec l’artiste, la commissaire jette des ponts entre l’écriture d’Annie Ernaux et l’esprit de concision et de dépouillement de Jodoin, de même qu’entre leurs intérêts respectifs pour le féminin, qui se nourrissent autant de l’intime que du social. Le texte de St-Jean Aubre insiste sur l’importance qu’a tenu le travail d’observation chez Jodoin pendant des années, jusqu’à un recentrement sur un concept plutôt qu’une esthétique, abordé avec retenue, prenant forme par sérialité. Est retracé le tournant qu’a pris Jodoin, délaissant le dessin maitrisé avec excellence pour une prise de risque, un repositionnement de procédé. Ici encore un parallèle est établi avec l’écriture chez Ernaux, dont on pressent que le danger est un élément fondateur.
St-Jean Aubre commente la pratique décloisonnée de Jodoin, menant à un dépassement de la sphère individuelle pour embrasser les signifiés d’un corps social et politique des femmes. Elle dirige notre attention vers ces fragmentations, déformations, ensembles de béances et de mots qui engendrent la multiplicité de sens des œuvres. En conclusion, la commissaire note combien cette œuvre minimaliste offre une place de choix au destinataire, que ce soit spatialement ou idéologiquement, définie par la jonction d’une sensibilité (je), d’une culture (tu) et d’une matérialité (elle).
La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à la compréhension des mises en espace créées pour les trois expositions : vues globales, partielles et plans mettent en lumière un système d’organisation de fragments selon un schéma narratif lisible telles le seraient des phrases. La quatrième et dernière partie présente, dans l’ordre de leur apparition au public, la liste des soixante-quinze œuvres reproduites dans le livre. Cet ouvrage protéiforme donne ainsi voix à l’image, à la poésie, à l’essai et à la documentation. Une riche polyphonie qui n’a d’égales que l’extrême sobriété et l’excellence de sa présentation.
- 1. Le premier a été présenté à Expression, Centre d'exposition de Saint-Hyacinthe (2017), le deuxième, au MacLaren Art Centre de Barrie (2018), et le troisième, au Musée d'art contemporain des Laurentides à Saint-Jérôme (2018).