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Depuis les années 1960, à travers le développement des infrastructures et des cultures de la mobilité du Québec, évolue un imaginaire territorial propre au projet des parcs routiers québécois, plus particulièrement à la halte routière1. Cet imaginaire se compose au fil des images que les haltes routières dessinent et nous permettent de fixer au paysage. Il se construit par le biais de leur aménagement, de leur architecture, du contexte dans lequel elles s’inscrivent et de l’expérience qu’elles procurent : conceptions délibérées qui encadrent en tout point la création de ces images, leur accumulation et leur durée.

La halte routière est un élément de l’automobilité, ce que l’historien Ben Bradley décrit comme un système non linéaire, diffus et énormément complexe qui inclut autant l’automobile que les routes, le système de production fordien, l’industrie du pétrole et celle du tourisme (Bradley, 2012: 17). La halte routière revêt une importance significative car elle est à la fois une architecture issue du développement de l’automobilité et un dispositif de l’appareil d’État qui prend en charge les besoins physiologiques du voyageur. Au Québec, elle est intrinsèquement liée à la création d’un programme national de voirie durant la première moitié du XXe siècle qui voit dans la mobilité la confluence des transports, du commerce et de l’industrie, du tourisme et des progrès sociaux et technologiques; des avancées qui souvent sont une jauge du statut économique et culturel d’un État et de sa modernité. Malgré cette importance, il n’existe pas d’étude spécifique sur la halte routière gouvernementale. Les recherches sur l’automobile elle-même, l’infrastructure routière ou les bords de route, dont certaines devenues célèbres2, sont pourtant nombreuses. Dans les travaux récents sur l’automobilité nord-américaine, les parcs routiers sont peu mentionnés, l’attention étant avant tout portée sur l’expérience du voyage et de la mobilité, des paysages ou de l’identité nationale (Lambert, 2009; Bradley, 2012 et 2017a; Neatby, 2018). S’ils le sont, c’est souvent en passant, comme exemple parmi d’autres d’un aménagement de bord de route (Lambert, 2013: 255-267).

Le projet de recherche-création présenté ici vise à dépasser le statut de simple commodité de la halte routière et à souligner la relation entre corps, mobilité, territoire et appareil d’État qu’elle matérialise. En révélant cette relation, le projet permet de saisir le rôle de la halte dans la construction de l’imaginaire territorial et culturel du Québec lié à l’automobilité. Un des objectifs est de restituer un élément laissé-pour-compte du cadre bâti qui, malgré les apparences, fait partie de ce que l’on nomme le « patrimoine mineur » (aussi « petit patrimoine » ou « patrimoine modeste »). Cette restitution n’est motivée ni par la nostalgie ni par la volonté de valoriser leur qualité architecturale, mais bien par le désir de documenter les éléments du cadre bâti dont la valeur patrimoniale ne relève pas d’une consécration, mais d’une inscription culturelle diffuse, populaire et de durée variable. Le projet comporte deux parties : une première, de documentation sur le terrain, sur laquelle s’appuie cet article, et une deuxième, de représentation par le dessin qui est en cours3. Ces deux parties sont liées entre elles par le concept d’inventaire, qui soutient qu’ensemble, la documentation et la représentation critiques du sujet en révèlent les conditions existantes autant qu’elles en proposent de nouvelles (Kenniff et Lévesque, 2021). Le projet pallie donc, d’une part, le manque de documentation des haltes routières existantes et, d’autre part, l’amnésie engendrée par leurs remplacements, rénovations ou démolitions, phénomènes actuellement en voie de s’accélérer. Contrairement à d’autres éléments du patrimoine mineur figés dans le temps car leurs fonctions premières n’ont plus cours, les haltes sont en proie aux aléas des optimisations et des améliorations du service qu’elles rendent.

Dans cet article, les haltes routières québécoises sont étudiées en tant que type, selon leurs similarités architecturales. Dans la plupart des cas, des modèles sont répétés, à quelques variations près, durant plusieurs années. L’image de la halte peut donc être relativement fixée au-delà des variations de style, de matériaux et de dimensions. De plus, le type architectural peut être compris comme « a pattern of repetition of formal configurations incorporating a deeper connection to social and economic functions. » (Dovey et Wood, 2015: 4) Cette perspective nous permet de voir dans la halte une forme de connexion entre l’automobilité et l’économie, le contexte politique et culturel. Le type inscrit le temps à l’image et devient, en empruntant un concept littéraire de Mikhaïl Bakhtine, un chronotope. Pour Bakhtine, le chronotope représente la « corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature. » (1987 [1978]: 235) Les chronotopes sont des lieux servant à matérialiser et conjuguer les différents espaces-temps du récit, rendant ceux-ci compacts et visibles. Bakhtine donne des exemples archétypaux du chronotope littéraire, dont la route, le seuil et le salon. Dans l’étude de l’environnement bâti, le chronotope est repris de façon analogique alors qu’un aménagement exprime la rencontre de liens spatio-temporels. Chaque aménagement matérialise ces rencontres entre entités qui se trouvent liées dans le temps et l’espace par le chronotope, un chronotope qui devient indissociable du contexte culturel dans lequel il se forme (Holquist, 1990: 141). Effectivement, Mireya Folch-Serra avance que les chronotopes sont des unités d’analyse, des lieux où se croisent des séquences temporelles et spatiales nous permettant de comprendre le paysage non pas comme image fixe, mais en tant que récit (1990: 261). Ainsi, le chronotope de la halte routière nous permet de dévoiler l’imaginaire territorial s’écrivant avec le développement de l’automobilité québécoise. La halte exprime à la fois l’organisation de l’espace-temps propre à son aménagement (le voyage, l’usager, le réseau routier) et le contexte historique qui colore cette organisation (le développement du tourisme, les publics du moment, l’état providence). C’est donc dans sa qualité de chronotope que la halte routière peut être considérée comme patrimoine mineur. La reconnaissance de sa valeur ne se fait pas uniquement par l’appréciation de sa forme architecturale — ce qui ferait certainement débat et diviserait — ou de la description de ses fonctions et du service rendu — ce qui la viderait de tout sens culturel (Bakhtine, 1987 [1978]: 391) —, mais dans le rapport que le type et ses nombreuses variations entretiennent avec l’espace-temps du paysage culturel. Comme la route, l’expérience de la halte se vit dans le mouvement.

Départ

En septembre 2021, je suis parti sur les routes du Québec avec l’objectif de photographier les quarante-neuf haltes routières actuellement gérées par le ministère des Transports du Québec (MTQ)4. Le périple a relié le lac Témiscamingue, la région Eeyou Istchee Baie-James, la Côte-Nord, la Gaspésie et l’Estrie. Le voyage s’inspire de Julio Cortázar et Carol Dunlop qui, en 1982, ont parcouru la route Paris-Marseille en trente jours avec la contrainte de s’arrêter dans les quelque soixante relais routiers sans jamais sortir du corridor de l’autoroute (Cortázar et Dunlop, 1983). Si les contraintes de temps et distance n’ont pas été les mêmes, les deux voyages partagent l’objectif d’habiter l’espace-temps du réseau des parcs routiers pour en explorer et amplifier les qualités hétérotopiques (François, 2015). Muni d’une permission du MTQ afin de passer la nuit dans les parcs routiers, j’ai pris la route au volant d’un campeur Volkswagen Vanagon 1989 de location, forcé à ce que l’expérience nocturne et la mécanique, l’affut de tout bruit et la peur des fuites fassent partie intégrale du voyage. Cet article est construit comme l’expérience de la route, c’est-à-dire par fragments : une série d’arrêts sur image. Les dix arrêts proposés permettent d’en lire le chronotope et donc d’y voir l’espace-temps se déployer en paysage. Ils ne suivent pas l’ordre chronologique du voyage, dont le cours a suivi une séquence logique d’économie, mais ont été assemblés afin que chaque arrêt, chaque image évoque une des multiples facettes d’un imaginaire territorial que le récit du voyage construit de manière incrémentale et non linéaire.

Halte de Douay, ou le territoire exploité
Route 109. 125 km au nord d’Amos.

Thomas-Bernard Kenniff, Halte de Douay (2021)  
Photographie numérique prise le 11 septembre 2021  

Le récit commence à la halte de Douay, le point le plus au nord du voyage, aux premiers kilomètres de la route de la Baie James. Au-delà de cet arrêt se trouvent les haltes municipales de la région Eeyou Istchee, dont les plus éloignées bordent la route transtaïga. De façon complémentaire, la halte de Douay représente aussi l’installation s’éloignant le plus du reste du réseau des parcs routiers du MTQ, c’est-à-dire la plus simple expression du service aux usagers de la route : un dégagement boisé longeant la route et à l’extrémité duquel se dresse une baraque rudimentaire en bois abritant une toilette sèche — une « bécosse »5. La raison d’être des haltes routières, lorsque leur développement passe du ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche au ministère de la Voirie en 1965, est la sécurité des voyageurs (Ministère de la Voirie du Québec, 1967: 17-19). Les haltes prennent soin des besoins physiologiques du corps humain en offrant un espace de repos en bordure de route et, selon le lieu, une toilette publique. Si nous sommes maintenant habitués à ce que l’arrêt de bord de route aille de pair avec l’industrie et les images du tourisme, ce n’est pas le cas au début. La Voirie transforme ce laissé-pour-compte qu’est le bord de route en projet de l’automobilité à l’échelle de la province. Ainsi, l’installation de Douay n’existe pas pour le public motorisé comme celles des circuits touristiques, mais représente la plus simple expression du service routier de base. Elle rapporte la route et le territoire traversé à ce premier degré de la nécessité et à l’effort sommaire afin d’assurer une aisance et une sécurité minimales aux usagers. L’aspect rudimentaire de cette installation exprime un espace-temps qui peut paraître plus reculé qu’il ne l’est en réalité — la halte de Douay est ouverte en 1984! Cette image, pourtant contemporaine d’installations sanitaires plus « avancées », nous distance de son contexte territorial. Si son chronotope n’exprime pas un espace-temps structuré par le tourisme motorisé, il révèle cependant celui des voies de communication vers les terres exploitées, les richesses naturelles et l’appauvrissement de l’environnement local. Son nom, lui, réfère à l’ancien canton de Douay établi en 1965, une date qui rappelle sa relative jeunesse et la division des terres exploitables par la grille carrée, abstraction totale de la topographie, de la spécificité locale, et qui sert l’exploitation des ressources du Nord québécois. La halte minimise l’étendue du territoire, sa colonisation et son exploitation.

Halte Alphonse-Dufour (anc. Cadillac), ou le territoire nationalisé
Route 117. Cadillac (Rouyn-Noranda).

Thomas-Bernard Kenniff, Halte Alphonse-Dufour (2021)  
Photographie numérique prise le 8 septembre 2021  

Le bâtiment sanitaire de la halte saisonnière Alphonse-Dufour, de type « cabane », est le plus répandu de la province, tout comme l’aménagement du site : bâtiment en retrait de la route placé dans un parcours sinueux à deux ou trois branches, étendue boisée et ayant souvent des caractéristiques topographiques ou géologiques spécifiques au site. Ce type architectural, apparu vers la fin des années 1960, est celui qui perdure le plus et continue d’être utilisé au début des années 20006. La halte de Cadillac est ouverte vers 1969 dans la vague de constructions qui marque les premières années du projet des parcs routiers du ministère de la Voirie, une période (de 1965 à 1980) qui correspond à l’accroissement du tourisme dans la province, se déplaçant d’une classe plus aisée (durant l’entre-deux-guerres) vers la nouvelle classe moyenne. Période d’affluence et de pouvoir de consommation, le nombre d’automobiles au Québec passe de 400 000 à 2,4 millions entre 1950 et 1970, soit de 0,11 automobile par habitant à 0,40, une croissance soutenue par le réseau routier le plus vaste du Canada. Cette « grande expansion » affectera le nombre d’installations sanitaires qui passent de 25 en 1970 à 163 au début des années 1980. Durant les deux décennies 1960 et 1970, et malgré le premier choc pétrolier, le tourisme automobile se développe allègrement en parallèle des grandes transformations et bouleversements sociaux qui marquent le Québec, de la Révolution tranquille au référendum sur la souveraineté de 1980. L’image territoriale qui se reflète dans ce type, une cabane de bois en bordure de route provinciale, est celle d’un territoire nationalisé et identitaire, un projet collectif d’harmonisation à l’échelle de la province.

Halte Villebon, ou le territoire sécurisé
Route 117. 42 km au sud de Val-d’Or.

Thomas-Bernard Kenniff, Halte Villebon (2021)  
Photographie numérique prise le 8 septembre 2021  

Considérée à sa construction en 1983 comme la porte d’entrée de la région touristique de l’Abitibi, la halte Villebon est représentative des haltes permanentes construites au début des années 1980 dont la forme suit un concept simple : un volume de base rectangulaire surmonté d’un toit en pente est scindé et les deux parties sont glissées pour créer un décalage. Nous sommes ici entourés par la forêt, isolés, loin de tout village. Bien en évidence sur le site, un panneau d’une taille disproportionnée affiche un message récurrent dans plusieurs haltes de la province, « échec au crime7 », du nom de l’OBNL Échec au crime, invitant les usagers à dénoncer tout acte ou comportement suspect. De plus, sur le bâtiment sanitaire, deux panneaux avertissent les usagers de la présence de caméras de surveillance. Peu importe s’il ne s’y passe rien, les signes indiquent que le site les requiert : en ce lieu se commettraient des crimes.

Avec la grande expansion du tourisme et de l’automobilité dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’aventure attend le public motorisé à sa destination, par le bris avec la routine, ou dans la « nature » (Lambert, 2013: 255-267). Le mouvement, l’entre-deux, n’est plus l’aventure en elle-même et doit être sécuritaire, sans ennui et confortable. Dans ses qualités hétérotopiques, la halte routière satisfait les critères de lieu marginal : espace accessible en tout temps, de transgression, de pratiques illicites voire de potentiel danger. Une mauvaise réputation qui est amplifiée par la culture populaire, les réseaux sociaux et leur couverture médiatique. La scène d’un meurtre dans le roman Le passager de Patrick Senécal (2003) fait écho aux manchettes sordides : cadavres retrouvés dans des haltes désaffectées, agression armée, tentative de féminicide, meurtre homophobe, assassinat d’une personne âgée dans des haltes toujours en service. L’intrigue amoureuse entre deux camionneurs dans le segment « Halte routière » du film 9, le film (Brie, 2016) rappelle les descentes policières et arrestations pour « délinquance sexuelle », les commentaires homophobes de camionneurs sur les réseaux sociaux, les reportages télévisés sur des haltes devenues « carrefours du sexe » ou leur présence sur les sites de cruising — dont la halte Villebon. En 2011, une agression est signalée à la halte de St-Michel-de-Bellechasse et se voit largement médiatisée8. Bien que l’agression s’avérât plus tard avoir été inventée par la présumée victime (s.a., 2011b), la réputation des haltes est scellée dans un reportage de La Presse qui indique que le MTQ, inquiété par la sécurité dans les parcs routiers, songe fortement à y installer des caméras (Saint-Arnaud, 2011). La halte routière ainsi sécurisée nous renvoie une image d’un territoire d’intrigues et de dangers, d’espaces autres et marginaux. Un sentiment que ne font qu’amplifier les caméras et les panneaux encourageant la dénonciation du crime et voulant nous assurer que l’on peut finalement naviguer, apparemment, en toute quiétude.

Halte des Hurons, ou le territoire identitaire
Autoroute transcanadienne ouest (20), km 112.

Thomas-Bernard Kenniff, Halte des Hurons (2021)  
Photographie numérique prise le 27 septembre 2021  

La halte des Hurons est représentative des premières haltes permanentes construites pour le projet de la transcanadienne en sol québécois. Ces « maisons canadiennes » avec leur toit en pente, leurs murs de pierres latéraux, leur revêtement de planches de bois, et leurs faux volets et leur fronton décorés de fleurs de lys, sont l’image construite de l’automobilité québécoise pour le public motorisé sur les routes les plus achalandées de la province. Si la halte de Villebon est un exercice de style postmoderne (fragmentation de la forme et allusion abstraite au vernaculaire), les haltes permanentes qui la précèdent, construites à partir de 1966, nous rappellent que la halte routière québécoise n’a jamais été moderne. La halte de type « maison canadienne » est l’exemple par excellence du lien affirmé entre l’automobilité, l’identité nationale et l’imaginaire territorial de l’après-guerre.

L’industrie du tourisme québécois de l’entre-deux-guerres mise sur une image « rurale, antimoderne et francophone » qui passe en partie par l’architecture vernaculaire des bords de route (Lambert, 2013: 193). Avec la grande expansion des années 1960, on passe de l’embellissement des paysages existants vers la création de paysages artificiels. Les nouvelles routes nécessitent la reconfiguration complète des sites qu’elles traversent ainsi que la démolition des bâtiments qui s’y trouvent. C’est dans ce contexte que seront conçues les premières haltes routières permanentes de l’autoroute transcanadienne. L’architecture de la « cabane canadienne » répond à une vision fonctionnelle du territoire tout en gardant la référence à l’image culturelle antimoderne. Les parcs routiers sont donc construits sur un paradoxe. Les haltes québécoises (cabanes et maisons canadiennes), avec leur penchant rustique, sont une contradiction dans le développement de l’automobilité. Le bris avec le passé ne se fait pas. Celui-ci se retrouve mythologisé dans la forme architecturale. Pour l’imaginaire territorial qui en ressort, le paradoxe est aussi fort : les parcs routiers inscrivent l’automobilité moderne dans le patrimoine culturel et naturel malgré la brutalité de celle-ci envers ce patrimoine.

Halte de Bernières 1
Autoroute transcanadienne est (20), quelques kilomètres avant Québec.

R. L., Halte routière de Bernières et vues de Vallée-Jonction, PC4 (1976)  
Photographie argentique  

La forme architecturale des premières haltes élève le patrimoine au statut de mythe. Par leur image allusive au vernaculaire, celles-ci construisent de toutes pièces un registre de signes donnant l’impression d’une réalité patrimoniale au-delà d’elles-mêmes. À l’instar des premières haltes, l’ensemble du réseau des parcs routiers en fait de même avec la nature, construisant l’image de vastes étendues, de contrées lointaines mais accessibles. Le territoire, dans cet imaginaire, existe au-delà de l’automobilité et du réseau routier qui sert, lui, à nous y amener. La construction des haltes routières contribue à cette distinction, entre l’espace du quotidien, du travail, de la famille, de la ville, et celui des vacances, du déplacement, des destinations. Les haltes routières nous mènent ailleurs, mais elles le font par la production d’un espace qui devient, dans l’imaginaire automobile, une totalité : les routes sont le territoire9. Un texte du début des années 1970 portant le titre évocateur « Éden du Québec » nous le rappelle de manière imagée :

Ici la nature est presque sauvage. Plus loin, la main de l’homme a taillé, nivelé. […] Depuis quelques années, ces oasis de fraicheur, véritable éden, jalonnent toutes les routes du Québec. […] Des lacs. Des fleuves. Des caps. Des rivières. Tous [sic] ça, c’est notre pays. Et les haltes routières nous permettent de l’admirer en toute sécurité. (Ministère des Transports du Québec, 1970: 1)

Mythe fondateur de la route nord-américaine, le jardin primordial est retrouvé par l’automobilité et la construction des parcs routiers. La route nous conduit là où il n’y a personne, dans une nature qui nous est à la fois étrangère (extérieure à nous-mêmes) et familière (elle nous appartient). Cette image caractérise un imaginaire colonial qui mythologise une fois de plus le territoire comme terre vierge — effaçant du même coup la mémoire de toute présence humaine précoloniale. D’une part, l’Éden du Québec est un territoire colonisé, européen, blanc, fait de cantons, de paroisses, de régions administratives, de divisions agraires et de propriétés privées. D’autre part, ce désir du jardin primordial trahit la fabrication culturelle et technologique du territoire. Le vaste projet de société qu’est l’expansion du réseau routier dans les années 1960 n’a rien de tranquille pour les lieux et le territoire que celui-ci traverse et s’approprie.

Halte de l’Érable, ou le territoire optimisé
Autoroute 20 est, km 254.

Thomas-Bernard Kenniff, Halte de l’Érable (2021)  
Photographie numérique prise le 15 septembre 2021  
Publications tirées du flux #halteroutiere (2020)  
_ma_u_de_, « Halte routière A-20 est (Victoriaville) », Instagram, 18 août 2017  
steviegrim, « Sans titre », Instagram  
Captures d’écran réalisées en juin 2020  

Le bâtiment sanitaire de la halte de l’Érable se détériore petit à petit. Les plantes poussent dans les fissures du béton et de l’asphalte. Se trouvant à moins de 100 km entre deux autres, la halte ne satisfait plus les critères du MTQ. Elle est fermée au milieu des années 2000 et devient une aire de repos pour camionneurs. Comme l’évoque Ben Bradley, dès le début du XXe siècle, la comparaison des infrastructures routières de deux provinces ou de deux pays— images par excellence de l’avancement technologique et de la santé économique — est une indication sur leur modernité respective (2017b). Effectivement, au Québec, l’imaginaire territorial véhiculé par la création du réseau des parcs routiers appuie le discours sur la modernisation et le développement culturel et industriel de la province, tout en affirmant sa propre identité nationale. Les parcs routiers font partie de ces projets publics qui unifient le territoire par l’accessibilité et l’ubiquité de leur image. Cette image, qui reste garante du statut de la province et de la compétence du ministère des Transports, est mise à mal depuis les années 1980 alors qu’elle est associée à la vétusté, l’insalubrité et l’état déplorable des « installations désuètes des parcs routiers qui ternissent l’image du Ministère et du Québec auprès de la clientèle. » (Ministère des Transports du Québec, 2002a: S6) L’imaginaire territorial construit depuis les années 1960 s’effrite petit à petit et les haltes routières passent du mauvais côté de l’histoire, c’est-à-dire deviennent des images de retard, d’échec, voire de déficit social. Si la distinction de la province se voulait positive dans les années 1970, elle se trouve maintenant inversée, comme peuvent nous le rappeler les réseaux sociaux :

On s’entend pour dire qu’on peut difficilement se comparer à l’Ontario avec nos haltes #halteroutière #restarea #beurk #disgusting #autoroute; (steviegrim, s.d.)

Une vraie honte! Faut vraiment être obligé pour arrêter là! #halteroutière #haltes #autoroute20 #honte #jaihonte; (_ma_u_de_, s.d.)

Ou le ministre des Transports, François Bonnardel, cité dans La Presse en 2022 :

S’il y a une chose qui me rendait pas très fier dans les dernières années, quand on voyage sur le réseau routier québécois, ce sont les fameuses cabanes brunes. […] C’est fini, les cabanes brunes au Québec. (Ouellette-Vezina, 2022)

Les « cabanes brunes » deviennent historiques, un chronotope rappelant une autre époque et articulant l’expérience actuelle autour d’une image jugée dépassée. Les haltes routières d’hier sont évaluées aujourd’hui en tant que service aux usagers par leur « clientèle » sans égard à leur architecture ou à leur statut d’objet culturel. Peu importe le projet national, la halte routière doit être de son temps. Pour la halte de l’Érable, être de son temps se traduit par sa disparition : obsolescence forcée à la fois par le renouveau technologique constant et par l’accélération, l’autonomie automobile et la contraction de l’espace-temps territorial.

Halte municipale de Sainte-Anne-des-Monts, ou le territoire dévolu
74, Boulevard Perron Ouest (route 132), Anse de l’Église.

Thomas-Bernard Kenniff, Halte municipale de Sainte-Anne-des-Monts (2021)  
Photographie numérique prise le 20 septembre 2021  

Prise en charge par la municipalité vers la fin des années 1980, la halte de Sainte-Anne-des-Monts ne conserve que le type architectural comme lien avec le projet national des parcs routiers. L’expansion du réseau est à son comble au moment où s’ouvre une décennie qui sera marquée par la montée des politiques néolibérales et le deuxième choc pétrolier mondial. Des rapports successifs du MTQ affichent tous le besoin de rationaliser le réseau (MTQ, 1983, 1984). Les parcs routiers doivent contribuer, eux aussi, à l’effort pour l’équilibre budgétaire. C’est le début d’une nouvelle ère de « modernisation » par l’optimisation des services et des dépenses, et d’une grande dévolution des haltes routières gouvernementales vers les municipalités. Le MTQ divise son réseau en deux, identifiant 89 haltes existantes sur 182 pour constituer le réseau de base et regroupant les 93 restantes dans un nouveau réseau complémentaire (1984 : 27-30). Ces dernières sont alors cédées aux autorités locales, vendues au privé ou simplement fermées10. Dans ce morcèlement du territoire, l’image identitaire unie des parcs routiers provinciaux se perd, comme en témoigne le MTQ lui-même qui déplore que ce transfert d’autorité ait été fait sans norme pour assurer l’uniformité architecturale entre les réseaux de base et complémentaire (1990: 9). Seules les haltes dévolues ayant conservé leur forme architecturale maintiennent un lien chronotopique au projet des années 1970. On se retrouve avec un territoire à deux paliers reflétant du même coup l’importance grandissante que prennent les municipalités dans la province. Cette tendance dévolutive de décentralisation des services et du territoire atteint son paroxysme en 2002 lors de la création des « village-relais », consécration gouvernementale de la municipalité comme centre de service11. On peut y voir l’intégration complétée de l’automobilité au palier municipal alors que l’on passe d’un réseau de service provincial à la grandeur du territoire touristique indépendant des communautés locales vers la reconnaissance, la création ou l’apport des services locaux : un territoire à l’image de l’automobilité diffuse.

Halte de Saint-Michel-de-Bellechasse, ou le territoire programmé
Autoroute transcanadienne ouest (20), km 345.

Thomas-Bernard Kenniff, Halte de Saint-Michel-de-Bellechasse (2021)  
Photographie numérique prise le 28 août 2021  

Ouverte en 2003, la halte de Saint-Michel-de-Bellechasse marque une nouvelle étape dans la transformation de l’imaginaire territorial des parcs routiers12. Une géométrie nouvelle, sans continuité et plus fragmentée qu’auparavant, exprime la rationalisation des circulations par un hall central où se joignent les différents éléments programmatiques (toilettes, salle de repos, espace touristique et concession)13. Les années 1990 sont marquées par une recalibration des services alors que le MTQ réfléchit à l’ajout de « fonctions d’information touristique, éducatives, récréatives, commerciales. » (1990 : 5) Si les haltes ne sont ni rentables ni désirables, peut-on conclure, c’est qu’elles ne satisfont plus aux besoins de l’usager. Après s’être départi de parcs routiers « complémentaires », le réseau de base se complexifie de nouveau par la programmation complémentaire. Cette réévaluation culmine avec le « Nouveau Concept » de 2002 : un rapport gestionnaire et technocratique, axé sur les résultats, l’efficacité et l’efficience financière qui représentent la consécration de l’approche clientéliste et programmatique afin de résoudre ce que le rapport appelle le problème du « client mal servi » (Ministère des Transports du Québec, 2002b: 17). Apogée du mouvement de dévolution et de désinvestissement amorcé dans les années 1980, le territoire est de nouveau fragmenté, cette fois-ci par une approche dite de « milieux » non pas liés à la culture locale, mais au type de route, à l’achalandage automobile et à la proximité des frontières ou grandes villes14. Le MTQ recommande ni plus ni moins que la fermeture complète des haltes saisonnières et permanentes du réseau de base, remplacées en partie par des haltes-relais (éventuellement les villages-relais) et vingt-huit aires de service dont certaines seraient gérées par l’entreprise privée. L’expression « halte routière » disparait complètement.

Le renouvellement de l’image des parcs routiers passe également par de nouveaux bâtiments au concept modulaire et adaptable à tout milieu et toute combinaison programmatique ainsi que par une « signature » (expression malheureusement utilisée de manière interchangeable avec « architecture ») reconnaissable à la grandeur du Québec et d’expression « ministérielle » (Ministère des Transports du Québec, 2002b: 34). Comme pour Saint-Michel-de-Bellechasse, les références au vernaculaire architectural à même le bâtiment disparaissent pour laisser place aux signes dans l’art, l’écran, le dépliant, l’affiche ou la boutique souvenir. Le lieu et son histoire se transforment eux-mêmes en programmation, en « textes allusifs » (Augé, 1992: 132-133). Le chronotope de la halte de Saint-Michel-de-Bellechasse exprime la reprogrammation du territoire en un vaste espace de services.

Aire de service Memphrémagog, ou le territoire commercialisé
Autoroute des Cantons-de-l’Est (10), km 115.

Thomas-Bernard Kenniff, Aire de service de Memphrémagog (2021)  
Photographie numérique prise le 24 septembre 2021  

L’aire de service Memphrémagog est l’une de cinq aires de service ouvertes au début des années 2010 suivant le même modèle15. Flanqués d’une station-service, deux longs volumes parallèles rectangulaires au toit en pente rappellent, avec indulgence, des bâtiments de ferme sur lesquels sont affichées les enseignes des commerces de restauration rapide présents à l’intérieur. L’aire de service pousse les principes de l’autofinancement et de la commercialisation à leur conclusion logique : une grotesque mutation du service public vers le privé. Leur chronotope exprime le long chemin qu’empruntent le commerce et l’entreprise privée dans le projet des parcs routiers. Ce chemin passe par l’abstention et l’absence de réglementation (1970-1985), la réglementation des cantines mobiles (1986-2001) et finalement les espaces de concession intérieurs (2002-). Le modèle commercial atteint son apogée en 2005, alors que les parcs routiers sont emportés par la vague du modèle néolibéral des partenariats public-privé (PPP) qui balaie le Québec. Pour la première fois de l’histoire du réseau provincial, la provision des services de base devient la responsabilité de l’entreprise privée. La ministre des Transports de l’époque, Julie Boulet, affirme que l’entente permet au Québec d’entrer dans une « ère de modernité » où les attentes et les droits des usagers seront comblés par des services « à la hauteur de la réputation d’hospitalité et de la qualité d’accueil que s’est forgées le Québec. » (Ministère des Transports du Québec, 2008: §6) L’approche financière du PPP est ainsi présentée de manière déterministe comme l’inévitable solution à l’adéquation entre le devoir public et le besoin privé. Pris dans le contexte de ce discours, l’échec du partenariat, dès 2012, en est d’autant plus retentissant16. L’ère de modernité devra se poursuivre autrement.

Les aires de service de 2010 sont la forme que prend la « signature ministérielle » conçue à travers le prisme de la rentabilité financière et de l’optimisation des profits. La personne y habite pleinement un espace commercial détaché de toute contrainte locale qui nous rappelle que l’automobilité n’est pas seulement le système matériel complexe de véhicules motorisés, de routes, d’infrastructures, de pétrole… mais l’économie, le financement et la gestion de toutes ces choses qui, bien souvent, en sont l’unique filtre. Il est du ressort de la marchandisation de réussir à rendre l’allusion à l’architecture vernaculaire encore plus fausse qu’elle ne l’était pour les « cabanes canadiennes » qui, à côté des nouvelles aires de services, pourraient être perçues comme ayant un certain charme. Le type « ferme commerciale » achève la séparation entre la halte routière et l’imaginaire territorial construit depuis les années 1960. Malgré les souhaits pour une « signature propre aux parcs routiers québécois », ce type existe dans un espace produit du néolibéralisme, de la mondialisation, de l’homogénéisation et de la surconsommation. « L’étranger égaré dans un pays qu’il ne connaît pas, écrit l’anthropologue Marc Augé, ne s’y retrouve que dans l’anonymat des autoroutes, des stations-service, des grandes surfaces ou des chaînes d’hôtels. » (1992: 133-134) Le paradoxe du non-lieu s’applique : on s’y retrouve en sécurité, peu importe notre horizon, car l’aire de service, elle, n’en a pas. Le territoire cesse d’exister ou, plus précisément, on ne s’y retrouve plus.

Aire de service du Point-du-Jour, ou le territoire normalisé
Autoroute Félix-Leclerc (40), km 118.

Thomas-Bernard Kenniff, Aire de service du Point-du-Jour (2021)  
Photographie numérique prise le 28 octobre 2021  

L’aire de service du Point-du-Jour achevée en 2021est la plus récente du réseau. Le bâtiment, conçu par la firme d’architecture BGLA, se présente comme une inversion complète de la maison canadienne : deux volumes largement vitrés de forme trapézoïdale en plan et en coupe s’entrecroisent à leur point le plus bas formant une toiture papillon. Après l’échec des PPP s’effectue un retour vers le passé pour revisiter les principes du Nouveau Concept, dernière tentative de faire des parcs routiers un projet. La continuité avec les haltes de 2003 se fait par la programmation (intérieure et extérieure), l’insistance sur une signature architecturale uniforme à travers le réseau mais gardant tout de même des particularités locales et un retour vers une gestion publique ayant une position ambigüe par rapport au commerce. Annoncée comme l’aboutissement d’une modernité qui se faisait attendre, cette nouvelle halte au concept architectural « à la fois audacieux et rassurant » (BGLA, s.d.) exprime la modernisation par la normalisation; c’est-à-dire par la mise aux normes actuelles et par l’effacement de toute excentricité. Site choisi selon la distance maximale entre deux haltes, programmation inclusive (salle de bain familiale, salle d’allaitement, douches pour camionneurs, jeux pour enfants, parc canin), impératif de sécurité pour l’usager, concession commerciale potentielle selon les normes gouvernementales (et non par la logique du privé), traitement et récupération des eaux usées, tri des matières résiduelles, verre sécuritaire pour les oiseaux, bornes de recharge pour véhicules électriques, place prédéterminée de l’art ou des signes culturels, ou architecture conçue dans un « esprit de développement durable » et accréditée selon les normes de construction écoresponsable… Tout est universalité et standardisation. L’imaginaire territorial qui s’en dégage est celui d’un territoire normalisé, technique et fonctionnel.

Marque ultime d’un projet autoroutier intégré faisant abstraction des terres et des municipalités qu’il traverse avec indifférence, l’aire de service du Point-du-Jour a cette remarquable caractéristique, unique au Québec, d’être située entre les quatre voies de circulation de l’autoroute17. Si à Memphrémagog la séparation avec le territoire s’opère par l’espace commercial, ici elle est spatiale, point, et elle en demeure tout aussi complète. C’est l’exemple le plus achevé d’intégration à l’espace de l’autoroute et de séparation territoriale. La halte routière accessible uniquement par l’autoroute qu’elle sert n’existe que par cette dernière. Ce phénomène, qui caractérise la majorité des haltes autoroutières, est tel que le MTQ tente d’échapper à ses propres contraintes. Au début des années 2000 s’opère une délimitation normative entre le corridor autoroutier et l’espace des haltes qui auparavant était le même. En officialisant cette distinction, l’architecture des haltes peut désormais répondre à des critères autres que les normes de construction du MTQ, tels que ceux énoncés dans le Nouveau Concept de 2002, sans pour autant arriver à se détacher de l’objectif de créer une « signature reconnaissable à la grandeur du Québec » (Ministère des Transports du Québec, 2002b: 34). L’espace même de la halte exprime le découpage du territoire afin d’échapper à certaines normes pour pouvoir en créer d’autres.

Halte de Parke, ou le territoire oublié
Route 289, entre Saint-Alexandre-de-Kamouraska et Pohénégamook.

Thomas-Bernard Kenniff, Halte de Parke (2021)  
Photographie numérique prise le 22 septembre 2021  

La mémoire des parcs routiers québécois s’accroche à ses lieux. Dans le réseau, l’amnésie se propage au rythme de la modernisation, fermeture après fermeture, aire de service après aire de service. Vestige du projet des haltes d’avant 1984, la halte saisonnière de Parke est la seule du réseau de base située en bordure d’une route régionale. Localisée sur le territoire non organisé de Picard (Kamouraska), elle résiste malgré l’optimisation, les dévolutions et les villages-relais. Elle est annoncée sur la route par un panneau de contreplaqué brun au profil de la province, norme de 1970. Son bâtiment sanitaire de type « cabane » est revêtu de planches délavées aux lignes ondulées dans un faux-semblant d’équarrissage à la hache, charme symbolique du camp de bois. Adorné d’une fleur de lys d’un style datant d’avant la Révolution tranquille, il n’y a pas de caméra de surveillance, mais une affiche indiquant l’interdiction de vapoter. Son chronotope est tiraillé entre la mémoire, le faux vernaculaire et une modernité timide.

La halte porte le nom de la réserve cantonale de Parke créée en 1911, elle-même portant le nom de Thomas Parke (1793-1864), arpenteur général du Canada-Uni. Son nom n’apparaît nulle part ailleurs que dans les documents, le site web ou les cartes routières du MTQ. Fait généralisé, les haltes semblent nommées bureaucratiquement afin de pouvoir être classées, filtrées, ordonnées18. La normalisation de l’affichage toponymique est proposée avec le Nouveau Concept de 2002 en déplorant, assez ironiquement, « l’impossibilité de les localiser » pour l’usager (Ministère des Transports du Québec, 2002b : 22). L’ajout du nom, cependant, ne sert pas à évoquer l’imaginaire du réseau ou du territoire, mais plutôt à permettre de signaler la perte d’un objet ou de porter plainte de manière située. Pourtant, le croisement de la toponymie des parcs routiers et de l’automobilité a pour conséquence la construction d’un imaginaire propre au réseau. À travers le nom des haltes, on rappelle les éléments du paysage avant qu’ils soient vus ou connus, les noms de personnes connues ou inconnues, les villages ou les comtés que nous ne savions pas que nous traversions. Halte Alfred-Desrochers, Catherine-Day, Ulysse-Duchesne, de la Barre-à-Boulard, de la Sauvagine, du Cap-Barré, des Monadnocks, de Cadillac, des Hurons… Le langage façonne la réalité et la toponymie, la mémoire. L’octroi de noms contribue à la qualification de l’infrastructure routière en tant qu’infrastructure culturelle nous liant à un territoire qui peut être à la fois naturel, construit, humain ou politique. Il est logique d’attribuer à la voirie une capacité potentielle de conservation de la mémoire collective. Les routes sont des lieux où l’on se retrouve. Les poètes, les écrivains, les artistes, les agriculteurs, les syndicalistes, les politiciens, tout comme les cours d’eau, les lacs, les éléments naturels, les topoï, les régions, les comtés, les municipalités, les paroisses, et même des peuples entiers, cruellement, deviennent des voies de circulation, des ponts, des tunnels, des aires de repos, des toilettes de bord de route. Si le nom ne permet pas toujours de rappeler, il permet au moins d’interroger; sa disparition, elle, d’oublier; et son absence, d’ignorer. Le chronotope architectural de la halte de Parke exprime un lieu hors du lieu et du temps présents. Elle existe dans un réseau provincial et ne porte aucun signe distinctif pouvant rappeler l’endroit spécifique. En l’absence d’indications, on ignore que ce lieu anachronique où l’architecture rappelle l’histoire a aussi un nom qui rappelle une histoire locale. La toponymie est un paysage de signes distinctifs qui ancrent le réseau architectural, voulu uniforme, dans un territoire culturel de proximité. Devant l’uniformité et la répétition, sans nom, on ne se trouve nulle part.

Halte de Bernières 2

R. L., Halte routière de Bernières et vues de Vallée-Jonction, PB5 (1976)  
Photographie argentique prise le 28 juillet 1976  

La halte routière marque le seuil entre l’urbain, le construit, la société moderne, capitaliste, et une nature identitaire qui existe telle quelle. Elle est à la frontière entre la modernité automobile et l’antimodernité du paysage naturel québécois. Par la route, nous parvenons à un ailleurs — non seulement géographiquement, mais dans le sens que donne Michel Foucault aux espaces autres, aux hétérotopies : un ailleurs à part de la temporalité et de la spatialité produites socialement, mais qui n’en est pas moins produit lui aussi à travers les infrastructures, le transport, la mobilité, les vacances ou les loisirs (1984). Par la route s’effectue une translation du sujet vers un ailleurs imaginaire. À la halte de Bernières, à l’orée de la forêt, les signes réconfortants se succèdent dans un décor fabriqué de toutes pièces : paysagement, véhicules campeurs, grosse Pontiac, table à pique-nique, barbecues, 2 litres de Pepsi, bouteille « stubby » et pique-nique en famille. Un enfant debout observe la forêt, carabine en main, comme si un ours allait soudainement en surgir et que la garde devait être montée à l’orée de l’inconnu. Cependant, loin de nous amener vers une autre réalité, la route nous fait découvrir la sienne. Dans son histoire de l’automobilité britanno-colombienne, Ben Bradley qualifie les routes d’infrastructure culturelle qui forme la perception et l’expérience de ses usagers (2017a: 234). Les abords de la route, selon lui, sont un lieu en soi. Ce lieu n’est autre que celui qui a été construit, rendu possible grâce aux efforts considérables nécessaires à la transformation du paysage et du territoire afin d’y circuler librement. Cette liberté, avance Bradley, n’est qu’illusion. Le réseau est un agencement coercitif qui contraint sans jamais libérer le conducteur qui espère s’en affranchir. L’expérience est collective et est la même pour tous. L’automobile, écrit Bradley, a un effet coercitif car elle requiert que l’on voyage le long d’un réseau d’infrastructures fixes, construites et entretenues par l’État (2012: 6). La route ne peut nous mener que là où elle nous mène; c’est-à-dire, à elle-même.

Il en est de même pour les haltes routières. Les haltes, comme les abords des routes où elles se situent, ne sont pas des espaces résiduels. La halte routière est un lieu en soi, produit d’intentions, de conceptions, de normalisations. On veut établir, dans les années 1960 et 1970, la halte comme dispositif de visite d’un paysage déjà existant ou existant a priori. Or, le réseau des haltes doit être compris comme un élément à part entière de l’agencement territorial ainsi qu’un agencement en soi. L’ailleurs promis par la construction des haltes n’existe pas. L’imaginaire territorial des haltes routières n’est qu’une série d’images créées par et avec le réseau.

Arrivée

L’étude du chronotope de la halte routière permet de révéler la fabrication d’un imaginaire territorial québécois. Bien qu’elles renvoient à des espaces-temps autres, ces images existent bel et bien au temps présent. La visite, en 2021, des quarante-neuf haltes routières actuelles du MTQ nous fait découvrir cette qualité remarquable du réseau d’être hétérochronique et non linéaire : d’exister à la fois dans le présent et dans une série de moments et de lieux passés. La ferme commerciale coexiste avec la simple cabane, la halte normalisée avec la bécosse rudimentaire, la maison canadienne avec sa réinvention postmoderne. Il en ressort un imaginaire territorial fragmenté et contradictoire, un espace-temps étendu où se jouent des dynamiques identitaires, culturelles, techniques et administratives, des dynamiques d’emprise territoriale, de colonisation, d’exploitation des ressources, d’optimisation, de provision des services publics, de gouvernance, de modernisation et de commémoration dans un éternel présent. Les paysages idéalisés et leurs cadres architecturaux rencontrent la pulsion de l’actualisation constante et de la mise aux normes. Dans cette attente d’une mise à jour en continu, l’intérêt pour le service éclipse l’architecture et l’aménagement qui sont voués à un retard permanent et en constant besoin de modernisation. L’intérêt patrimonial des haltes routières n’est pas celui d’une mauvaise architecture se répétant à travers le temps et dont les différentes formes, prises individuellement, seraient à protéger, mais celui d’une collection de témoins matériels qui, par leur enchaînement au fil des routes, construisent un imaginaire territorial qui leur est propre, hétérochronique et hétérotopique, collectif et partagé.

  • 1. J’utilise l’expression « halte routière » de deux manières, comme le fait le ministère des Transports du Québec : pour désigner un type d’installation de bord de route parmi les belvédères, haltes routières (saisonnières et permanentes), aires de service et aires de repos pour camionneurs; et pour nommer l’ensemble de ces installations. L’expression « parc routier » est synonyme de cette deuxième version, désignant l’ensemble.
  • 2. Par exemple, l’étude Learning from Las Vegas (Venturi, 1977) a eu d’énormes répercussions dans les domaines de l’architecture et du design urbain et sur l’imaginaire du bord de route nord-américain. Elle a engendré une multitude de clones, les Learning from…, qui, par leur titre, établissent d’emblée qu’une leçon est à tirer de leur sujet autrement laissé-pour-compte.
  • 3. Pour un aperçu de la deuxième partie du projet, voir la présentation « Chronotopes of Movement and Rest » (Kenniff, 2022).
  • 4. Quarante haltes routières ont été visitées lors du voyage de vingt-et-un jours en septembre 2021. Les neuf autres ont été visitées entre mai 2021 et avril 2022. Toutes les photos peuvent être consultées sur le site du Bureau d’étude de pratiques indisciplinées. Les haltes municipales ne faisaient pas partie de cette étude afin de concentrer les efforts sur le réseau provincial. Je remercie l’UQAM pour son soutien financier dans la réalisation du projet.
  • 5. Le type ne se retrouve qu’à un autre endroit dans le réseau du MTQ, à Bartouille, au nord de Senneterre en Abitibi.
  • 6. Actuellement, 18 des 49 haltes du MTQ sont de ce type. On peut estimer que vers 1980, les trois-quarts des haltes du MTQ sont de ce type.
  • 7. Échec au crime, version québécoise de Crime Stoppers, est un organisme à but non lucratif (OBNL) indépendant des services de police.
  • 8. Le 21 juin, TVA Nouvelles rapporte « une jeune femme agressée dans une halte routière » (s.a., 2011a). La nouvelle apparaît également dans plusieurs médias dont le Soleil, le Journal de Québec et La Presse.
  • 9. Entre 1965 et 1984, le réseau des parcs routiers provinciaux atteint son apogée : Gaspésie (Percé), Côte-Nord (Port-Cartier), Outaouais (Mansfield), Témiscamingue (Opimica), Eeyou Istchee (Douay), même les Îles-de-la-Madeleine au centre du Golfe Saint-Laurent, coupées du continent, sont saisies par le réseau.
  • 10. En 1984, le MTQ gère 182 haltes routières (37 permanentes et 145 saisonnières, sans compter les belvédères), dont 163 comportent un bloc sanitaire. En 1990, le MTQ gère 90 haltes, la moitié du nombre de 1984, tandis que les haltes complémentaires sont au nombre de 67.
  • 11. On compte aujourd’hui (2022) 44 villages-relais au Québec.
  • 12. Le bâtiment a été conçu par Poulin Architectes pour le MTQ. Poulin Architectes serait maintenant Onico Architecture, également architectes de l’aire de service du Cap-de-Pierre à Saint-Augustin-de-Desmaures.
  • 13. Le programme fonctionnel et technique, en architecture, est le document remis aux concepteurs et qui contient toutes les spécifications relatives aux usages, dimensions et autres information nécessaires à la conception du bâtiment.
  • 14. Cinq milieux sont identifiés : « le milieu frontalier (portes d’entrée du Québec), le milieu péri-urbain (portes d’entrée des grandes agglomérations), le milieu autoroutier, le milieu rural-urbain et le milieu isolé. » (Ministère des Transports du Québec, 2002a: S8)
  • 15. Les quatre autres sont les aires de services de Rigaud (autoroute 40), Rivière-Beaudette (autoroute 20), Baie-de-Maskinongé (autoroute 40) et Melbourne (autoroute 55).
  • 16. Le partenaire privé du gouvernement, SEC Aires de service Québec, transmet un avis de résiliation de l’entente en mars 2012, allégeant que le MTQ n’a pas respecté ses engagements, et se place sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité en décembre 2012. L’exploitation des aires de services par le partenaire cesse en janvier 2013 (Ministère des Transports du Québec, 2014: 7).
  • 17. Elle se trouve sur le site d’une aire de service du même nom, construite entre 1980 et 1984 et fermée vers 2016. L’ancienne aire de service du Point-du-Jour et celle de la Porte-du-Nord (autoroute 15) sont les deux seules aires de service avec poste d’essence et restaurant ayant existé au Québec avant celles des années 2010.
  • 18. Le nom des aires de service apparaît sur la pancarte bleue de l’autoroute les annonçant. Ce qui n’est pas le cas pour les haltes permanentes et saisonnières. Seulement Villeroy (2020), Point-du-Jour (2021) et Curé-Normandin (2002) portent leur nom à même le bâtiment.
Pour citer

KENNIFF, Thomas-Bernard. 2023. « Mettre l’éden aux normes. L’imaginaire territorial de la halte routière québécoise », Captures, vol. 8, no 1 (mai), hors dossier. En ligne : revuecaptures.org/node/6774/

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