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Dossier sous la responsabilité de
Ania Wroblewski
Odilon Redon, N’y a-t-il pas un monde invisible (1887)  
Estampe tirée du livre d’Edmond Picard, Le Juré, Bruxelles, Monnom, 1887, np.  
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En 1994, dans le Palais de justice de Bruxelles, l’avocat Michel Graindorge renverse délibérément le buste d’Edmond Picard (1836-1924). Raison invoquée : l’homme était un antisémite notoire, un « salaud ». Graindorge, qui publie la même année un livre à charge contre Picard, sera condamné pour son geste; la peine se verra ensuite suspendue; la statue, quelques années plus tard, retrouvera sa place parmi les figures qui ont marqué la vie juridique belge.

En dehors de la Belgique, Edmond Picard est un nom sinon ignoré, du moins oublié. Écrivain plutôt médiocre mais brillant animateur de la vie littéraire, artistique, juridique et politique de son pays, l’avocat bruxellois a pourtant toujours joui d’une solide et respectable réputation, d’un entourage aussi fidèle qu’admiratif et d’un prestige patent dans tous les domaines où il exerçait ses talents. Les différentes facettes de ce personnage qui a marqué de son empreinte les lettres belges de langue française soulèvent encore aujourd’hui des passions difficiles à maîtriser. « On comprend que l’on ait longtemps hésité à soulever le couvercle du sarcophage où il gisait embaumé », écrivait très justement l’écrivain et juriste belge Foulek Ringelheim (2012 [1998]: 22).

Je ne souhaite pas m’immiscer dans un débat âpre qui aura déjà fait couler beaucoup d’encre. On ne soulève pas le couvercle d’un sarcophage pour en humer les miasmes avec délices mais bien plutôt pour ce que son contenu singulier peut rendre d’écho à notre monde contemporain. Mon but est ici d’interroger le concept de l’infamie au prisme du cas singulier qu’est Picard, non pour réhabiliter ses œuvres à caractère antisémite (voire raciste), pas plus que pour les condamner à nouveaux frais, mais bien plutôt pour leur rendre le seul rôle auquel elles puissent encore prétendre aujourd’hui, au cœur même de notre monde contemporain, en proie à des questionnements qui paraissaient, il y a quelques décennies encore, avoir été définitivement enterrés : nous permettre d’examiner le passé, de sonder le présent et de surveiller l’avenir.

Poser le jugement

Les œuvres à caractère antisémite de Picard sont nombreuses, même si, au regard de sa graphomanie, elles ne constituent pas le plus clair de son œuvre et s’échelonnent sur une quinzaine d’années : El Moghreb al Aksa (1889), « Le droit et la race » (introduction au tome XXXIX des Pandectes, 1891), Synthèse de l’antisémitisme (1892), Contribution à la révision des origines du christianisme (1893), L’Aryano-sémitisme (1898), le texte « L’antisémitisme n’est pas une question religieuse » (préface du livre de François Bournand, Les Juifs et nos contemporains, 1898), le cours intitulé Le Droit pur (1899-1910), la pièce Jéricho (1902), mais aussi, dans une mesure moindre, l’Essai d’une psychologie de la Nation Belge (1906). Comme l’a relevé Foulek Ringelheim (2012 [1998]: 10-11), le discours antisémite investit l’ensemble de l’œuvre, de façon marginale ou pernicieuse. De surcroît, le discours a tendance à se répandre aussi bien dans les œuvres de facture plus littéraire que dans les ouvrages juridiques, sans compter la multitude des interventions orales ou écrites que Picard affectionne :

Haine de l’Européen, dans les contacts immédiats souriante, mais lourde, chargée des inoubliables souvenirs de tant de luttes impitoyables, des appréhensions de la conquête possible, et, surtout, de l’incurable hostilité des races, grevant le passé, grevant l’avenir, que rien n’abolira si ce n’est l’extermination. J’ai vagué longuement en ces pensées, cette nuit, louvoyant, par des heures lucides d’insomnie, par des heures divinatoires de rêve, obstination de cervelle à ne jamais chômer. Oh! la folie de croire au passage d’une race dans une autre par la civilisation ! Oh ! la folie de croire que la civilisation de l’une pourra jamais être la civilisation de l’autre! Oh! surtout, la folie de croire à l’équivalence du développement possible, à la fusion dans les conquêts d’un développement commun1! (Picard, 1889: 232-233.)

Pour un lecteur d’après Auschwitz, lire ces lignes s’avère intenable. Picard prophétise – même si on ne sait dans quel sens doit s’abattre « l’extermination » – l’une des pages les plus sombres de l’Histoire de l’humanité. L’opprobre est jeté de longue date sur la majeure partie de l’œuvre de l’écrivain. Le jugement est sans appel et semble aller de soi : Michel Graindorge publie son livre à charge Edmond Picard au Rwanda (1994); Ringelheim lui emboîte le pas, de façon plus nuancée, quoique sans renoncer à condamner sévèrement le Jurisconsulte de race qu’était Picard (2012 [1998]); la biographie qui est consacrée à ce dernier paraît aux bons soins de Paul Aron et de Cécile Vanderpelen-Diagre, qui ne peuvent plus contourner l’obstacle de l’antisémitisme et du racisme, contrairement à l’aménité ou à l’aveuglement de leurs prédécesseurs, Alix Pasquier en tête, mais qui en minorent pour une part la portée, ramenant les thèses de Picard à « un phénomène isolé et borné à la sphère privée » (Aron, 2013: 124). Enfin, la récente étude de Maria Chiara Gnocchi tente de faire le point sur les stratégies discursives propagatrices de haine au sein du récit de voyage El Moghreb al Aksa en débusquant les stéréotypes dans les artifices rhétoriques déployés par l’avocat bruxellois et en soulignant leur « pouvoir de séduction » (2017: 9).

Après 1945, même lorsqu’il s’agit de mettre en valeur la figure de l’intellectuel, du juriste, de l’écrivain ou de l’homme politique, il n’est désormais plus possible de faire abstraction de l’infamie que représentent les convictions antisémites de Picard. Pourtant, si haineux soit-il, le discours de Picard ne s’avère pas infâme par nature. L’infamie est une affaire de réputation avant tout : c’est le lecteur (ou toute autre forme de récepteur) qui considère un auteur ou son discours comme odieux. Renversons la perspective morale : trouverait-on infâme un discours prônant la haine de l’idéologie nazie ou de la solution finale? À notre époque, sans doute que non, mais qu’en est-il du même discours reçu dans l’Allemagne hitlérienne de la fin des années 1930?

Anonyme, La librairie antisémite (1902)  
Photographie reproduite dans l’Almanach de la libre parole. Pour 1902, Paris, Bureaux de la libre parole, 1902, p. 129  
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En 1889, à la veille de l’affaire Dreyfus, les déclarations de Picard ne choquent personne. Au contraire, le livre de voyage qu’est El Moghreb al Aksa, fruit d’un séjour au Maroc dans le cadre d’une mission diplomatique et commerciale destinée à vendre des chemins de fer belges au sultan Mouley Hassan, fut, en dépit de son très faible tirage de livre d’artiste, un succès d’estime et l’objet d’une réédition en 1893. Les récents biographes de Picard tendent à démontrer que son discours antisémite naît précisément de ce voyage (Aron, 2013: 103). Le récit qui en résulte est avant tout conçu et reçu comme un objet d’art : il est tiré à 205 exemplaires grand luxe, parés d’un frontispice d’Odilon Redon et de 26 « interprétations » signées Théo Van Rysselberghe, qui était du voyage. Picard a scrupuleusement veillé à ce que le manuscrit, comme on le fait des chefs-d’œuvre, soit conservé dans un véritable écrin qui rehausse sa valeur. La « dimension esthétique camoufle[-t-elle] le projet idéologique » (Marx, 1993: 194)? Le coffret à serrure qui renferme les pages écrites par l’avocat bruxellois est orné du croissant de lune si emblématique du monde arabe. Paradoxe? Il faudrait dans ce cas y ajouter le fait que Picard fait parvenir l’ouvrage à l’empereur du Maroc, dans un exemplaire unique « sur papier jésus album vert-shérif » (Picard, 1889: [n. p.]).

Le récit du voyage au Maroc enchante : Georges Eekhoud en vante le style; Léon Cladel n’en aimera pas la forme mais bien le contenu; Rosny aîné livre un compte rendu dithyrambique à presque tous égards; Émile Verhaeren est d’abord plutôt enthousiaste puis émet quelques critiques de fond qu’il laisse inachevées et inédites2. Mêmes si elles sont souvent élogieuses, toutes les critiques ne demeurent pas aveugles à l’antisémitisme qui anime le livre. Le poète Albert Giraud signe une critique plutôt mitigée au moment de la réédition du Moghreb dans laquelle, s’il souligne l’audace des théories raciales qui s’y diffusent, c’est avec une bonne dose d’ironie, les qualifiant également de « historiquement paradoxales, […] développées avec [la] crânerie et [l’]entêtement habituels » de Picard (Giraud, 1893: 320). Les théories raciales qui s’élaborent ne sont cependant pas foncièrement remises en cause : à l’époque, nul ne perçoit l’antisémitisme de Picard autrement que comme une lubie… Rien d’infamant à proclamer l’extermination future d’une race par l’autre, pas plus qu’à rejeter les tentatives de rapprochement entre les peuples.

Un article intitulé « Un essai biblique de M. Edmond Picard », paru dans la Revue générale, dénonce « l’élucubration d’un profane » (Delattre, 1894: 5) à l’endroit des sujets exploités par Picard – en l’occurrence sa Contribution à la révision des origines du christianisme :

Malgré son titre, le présent article n’a aucune prétention à l’intérêt scientifique : c’est une simple moralité. Je veux établir cette vérité qu’un homme de valeur, et dans le cas présent, un jurisconsulte de grande réputation, un avocat éminent, un écrivain distingué, risque fort, en s’aventurant sur un terrain qui n’est pas le sien, de n’y trouver place qu’au-dessous des plus infimes. (Delattre, 1894: 5.)

La place au-dessous des plus infimes est-elle le lieu de l’infamie? D’emblée, le critique repère « l’aversion de M. Picard pour les races sémitiques, surtout pour la race d’Israël » (Delattre, 1894: 6). Mais à aucun moment de l’article n’est écrit le mot d’infamie : seul le manque de rigueur intellectuelle est pointé du doigt3. Deux arguments majeurs sont avancés : la fidélité mal avisée à la traduction littérale de la Bible par Eugène Ledrain4 et l’endoctrinement antisémite que Picard emprunte à Gustave Tridon, auteur du Molochisme juif (1884), source d’influence des ouvrages d’Édouard Drumont, autre modèle antisémite pour l’avocat bruxellois. « Souples comme les individus, les peuples aussi sont sémitiques ou aryens suivant les besoins de la cause », écrivait encore Delattre dans la Revue générale (1894: 14).

Picard répète les théories édictées par d’autres tenants de l’antisémitisme : il leur emprunte des pseudo-arguments historiques pour asseoir son propre propos. Ainsi, il convoque ce que lui-même nomme « les grands intérêts de toute science et de toute humanité : l’histoire, l’ethnologie, la religion, la sociologie » (Picard, 1893: 5), ou encore le droit, la psychologie ou l’anthropologie, pour distiller un message qui n’a cure d’aucun de ces domaines de la pensée : en fait d’arguments, les domaines scientifiques et la religion ne servent tout au plus que de repoussoirs piégeant le lecteur peu informé. Les erreurs factuelles manifestes servent d’arguments parce que l’avocat n’estime pas utile de vérifier ses sources : l’antisémitisme partagé avec un Tridon ou un Drumont sont gages d’une légitimité suffisante qui rejaillit par procuration sur les élucubrations fantaisistes de Picard.

Rétracter le jugement

Les contemporains de Picard ne partageaient ostensiblement pas le jugement d’infamie émis a posteriori à l’endroit de l’auteur de Jéricho – et ce en dépit de son antisémitisme forcené. Une œuvre, une figure ne sont pas infâmes par essence; c’est la postérité qui, informée de l’Histoire ultérieure, prononce le jugement d’infamie, celui-ci semblant instantanément atteindre et entacher tout ce qui touche à la personne responsable de l’infâme – jusqu’à atteindre l’ensemble de ses fréquentations. Et pourtant…

Odilon Redon, frontispice d’El Moghreb Al Aksa (1889)  
Estampe tirée du livre d’Edmond Picard, El Moghreb Al Aksa. Une mission belge au Maroc, Bruxelles, Larcier, 1889, np.  
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Les contemporains de Picard semblaient plutôt porter l’avocat bruxellois aux nues. Par exemple, dans le poème intitulé « À Edmond Picard », daté de juillet 1893 et écrit depuis l’Hôpital Broussais, Verlaine interpelle l’écrivain belge en ces termes :

Puisqu’il n’est pas permis en ce libre pays
Qui pourtant fut la France et prétend encor l’être,
De parler librement d’un homme libre et maître
De soi, d’un citoyen, d’un artiste, – obéis,

Poète, à ton idée, et faisons ébahis
Les sots et les puissants – même chose peut-être –
En célébrant cet homme, un soldat? Non. Un prêtre?
Non! tout cela dans toi, Picard, qui ne trahis

Ni ta foi politique (en ce siècle critique
Il sied vraiment d’avoir une foi politique),
Ni la foi littéraire, artistique qu’il faut

Avoir pour consoler l’âme indignée
Des choses de la vie encor que résignée
Et pour laquelle on meurt aussi, car ce le vaut. (Verlaine, 1962 [1893]: 624.)

La détermination de Picard était en effet bien connue, aussi bien dans les champs juridique et politique qu’artistique. S’il fut un des plus fervents promoteurs de l’introduction du suffrage universel en Belgique, sa carrière d’avocat le conduit à réclamer le droit à l’usage du néerlandais dans les démarches officielles (seul le français, jusqu’à la fin du XIXe siècle, était reconnu comme langue nationale en Belgique), à s’opposer virulemment à la censure du roman de Georges Eekhoud, Escal-Vigor 5 (le premier roman en français traitant explicitement de l’homosexualité), etc. Picard s’affichait socialiste, pacifiste, protecteur des arts, et nulle contradiction ne semblait heurter l’esprit de ses contemporains. Celui dont la devise était « Je gêne » et l’emblème, un hérisson est un homme engagé dont on admire les prises de position courageuses.

Le cas de l’affaire Dreyfus, qui éclate au pic de la production antisémite de Picard, est encore plus troublant. Le poète et dramaturge symboliste Charles Van Lerberghe, au moment du procès intenté à Émile Zola, confédère un comité de soutien en Belgique, qui décide de s’exprimer par le biais d’un livre d’hommages adressés à l’auteur de « J’accuse » (1898). Le branle-bas-de-combat mobilise la plupart des écrivains et intellectuels belges de renom… mais Picard fait défaut. Aucun lecteur d’aujourd’hui ne s’en étonnerait, instruit de l’antisémitisme notoire du bouillonnant avocat. Pourtant, les partisans du « groupe d’initiative » ne voient pas d’obstacle insurmontable qui empêcherait Picard d’y participer, en dépit de sa lubie fâcheuse. Van Lerberghe ne comprend d’ailleurs pas comment l’avocat bruxellois peut refuser de s’associer à une noble cause pour une haine qu’il juge sans argument (Meurée, 2017: 407-409).

Nombreux sont les admirateurs de Picard qui, même lorsqu’ils éprouvent des réticences à l’endroit de ses œuvres, saluent la justesse de son propos, y compris dans sa dimension raciale. Rosny aîné souligne le pouvoir de compréhension de Picard à l’endroit de ce qu’il considère comme des phénomènes naturels (le paysage, le climat, la race); l’exhortant non à changer d’opinion vis-à-vis des Sémites, mais bien plutôt à ne pas les condamner. La hiérarchie des races ne semble faire aucun doute pour le futur auteur de La Guerre du feu (1911), quoiqu’il adresse, à la fin de son article élogieux sur El Moghreb, un reproche et une supplique aux Européens :

L’Européen, maître, depuis la renaissance, de deux nouveaux continents, […], je le trouve suffisamment ancré sur le globe, je l’estime désormais trop fort d’élan et de cupidité, trop sûr de son Droit souverain pour ne pas me troubler de cette violence frénétique à la nature et aux humanités inférieures. J’aimerais un arrêt, quelques siècles de développement plus harmonique, une mise en ordre de ces acquêts prodigieux. […]

Paix à leurs vices comme à leurs vertus, paix à leur système d’existence, paix à tout ce que nous serions tenté de juger selon le préconçu de nos éthiques et de nos philosophies. Il est si hasardeux de prétendre unifier brusquement la terre et, quelle que soit la supériorité d’une race, si triste, si à l’encontre de la beauté ontologique et des lois profondes de la variété sans lesquelles tout à la longue se stérilise. (Rosny, 1890: 129-130.)

Picard n’a pas vu, dans cette recension de Rosny qu’il juge formidable au point de la citer en exemple dans l’un de ses brûlots ultérieurs6, la moindre critique. S’il pense avec beaucoup de sincérité que la hiérarchie entre les races est une donnée essentielle de la marche de l’univers, l’avocat au tempérament ardent se veut pacifiste – il s’élèvera contre le premier conflit mondial – et défenseur d’une idée de l’antisémitisme conforme à ce qu’il considère être les principes du socialisme; l’idéologie antisémite n’est donc pour lui ni « système d’antagonisme religieux » ni « prédication de haine » (Picard, 1898a: 15). L’avocat se considère comme un humaniste; le colon doit se montrer magnanime à l’égard du colonisé, tout comme le Sémite doit être remis à la place qui est la sienne, à l’écart de l’Aryen qu’il contamine : « La bourgeoisie européenne […] d’un unanime élan veut qu’on réfrène l’opulence et l’arrogance juive. Elle ne veut plus que ces frelons s’accaparent et dévorent les trésors de la ruche aryenne » (Picard, 1892: 122). Dans la préface militante dont Picard coiffe le livre de François Bournand, Les Juifs et nos contemporains, l’antisémite n’est en rien « un esprit étroit s’attardant dans un arriérisme moyenâgeux » (Picard, 1898b: 21) mais à l’inverse un progressiste, dont le seul but est de préserver ce qui lui semble menacé par l’antagonisme millénaire des races.

Sur le plan théorique, dès « Le droit et la race » et la Synthèse de l’antisémitisme, Picard se met à songer que la législation ne peut être pensée qu’à l’aune du critère racial et qu’il s’agit là du plus grand défi que lui adresse l’avenir. Dans sa perspective, aucune législation ne peut se trouver « en contradiction avec [l]es instincts » propres à chaque race (Picard, 1892: 13), ce qui appelle déjà le funeste mélange auquel s’adonneront tous les épurateurs ethniques du XXe siècle. « Les philanthropes et les humanitaires ont faussé une antipathie historique très sensée », argue Picard (1889: 380). Le mélange des races est, dans son imaginaire – très symptomatique de l’époque – une atteinte à l’intégrité. Les métaphores utilisées sont particulièrement significatives : en effet, en une seule phrase du traité L’Aryano-sémitisme peuvent apparaître les termes « contamination », « épidémie », « dénaturation », « mutilation cérébrale », « péril très grave » (Picard, 1898a: 114).

Ainsi, Picard réhabilite à sa façon la figure de Philippe II, pourtant honnie par les intellectuels et artistes au sein d’une Belgique qui tente de se penser en tant que peuple et nation depuis son indépendance. Picard voit dans le souverain dégénéré une tentative de rétablir la pureté du sang espagnol là où le mélange des races l’a dévoyé. La « solution scientifique et humanitaire » (Picard, 1898a: 42) que préconisent les antisémites, selon Picard, tient en un projet politique unique, censé éviter l’extermination prophétisée dans le Moghreb :

Dégager l’une de l’autre des races antagoniques, les rétablir chacune dans sa sphère d’activité propre, favoriser ainsi le plein, normal et harmonique épanouissement de chacune d’elles, mettre un terme aux influences néfastes résultant du choc de psychologies contradictoires, tarir ainsi les malentendus affreux et grandissants en lesquels la Nature résout infailliblement le contact des électricités mentales opposées. (Picard, 1898a: 20.)

Ce genre de discours est parfaitement comparable à celui qui traverse notre époque contemporaine, où les populismes triomphent à travers le processus démocratique, où un nombre toujours croissant de figures politiques désirent ériger des murs ou des barbelés, renvoyer les immigrés et les migrants le plus loin derrière, « dans leur pays », quand bien même celui-ci n’existerait pas ou plus en tant que tel, ou même lorsque celui-ci les aurait d’ores et déjà condamnés à quelque châtiment que ce fût. Et de brandir les bannières de l’humanisme, de la démocratie, de tant d’autres valeurs qui sont sans doute bien détournées, même si ces individus y croient. La démocratie et l’humanisme ne protègent pas des dérives de l’imaginaire, là où le singulier et le collectif se heurtent et se confondent. La caution pseudoscientifique de l’essentialisme autorise en l’occurrence de neutraliser les éventuelles contradictions, en faisant de l’élan vers le progrès la pierre angulaire de toute réflexion – Picard adoptant de fait la posture d’un héraut du Progrès.

Il n’y a donc, étant Socialiste, non seulement aucune contradiction, aucune infériorité intellectuelle, aucune étroitesse d’esprit ou sécheresse de cœur, à être et à se proclamer antisémite dans le sens exact et scientifique; mais il faut dire qu’il y a devoir à l’être, et que l’accomplissement de ce devoir est salutaire, aussi bien aux Juifs qu’aux Aryens, puisque seul il sauve des malentendus, si déplorables dans leurs conséquences qui surgissent intarissablement quand une race est admise, soit dans l’ensemble de ses individus, soit dans quelques individus isolés, à influer sur l’évolution d’une autre race. (Picard, 1898a: 131.)

De héraut à prophète, dans une telle configuration imaginaire, l’écrivain belge franchit le pas sans sourciller. En ce sens, les premières lignes de la Synthèse de l’antisémitisme s’avèrent visionnaires avec une inquiétante acuité, comme si l’intellectuel avait pu prophétiser ce qui resterait de la fin du XIXe siècle, avant même que n’éclate l’affaire Dreyfus :

Au-dessus des multiples questions contingentes qui occupent, dans tous les domaines, les peuples de race européenne et marquent leur inlassable évolution, il est deux problèmes d’un caractère général qui enveloppent et pénètrent tous les autres, comme une atmosphère, la Question sociale et la Question juive. Pour les historiens de l’avenir, elles résumeront les tendances de la fin du dix-neuvième siècle. (Picard, 1892: 9.)

Réviser le jugement

À l’instar de Ringelheim, je suis convaincu que les écrits de Picard, « qui ont contribué à répandre l’idéologie qui a débouché sur la tragédie de l’Europe, contiennent des leçons d’histoire; ils permettent de saisir les prémices de la catastrophe » (Ringelheim, 2012 [1998]: 129).

Les modifications ne sont qu’à la surface et toujours avec des allures plus ou moins contraintes. Les traits fondamentaux persistent. Il n’y a d’altération possible que par des croisements persistants. Les races demeurent identiques à elles-mêmes, et cela est très visible pour celles dont l’aspect physique et l’allure psychique sont brutalement distincts, comme les Aryens, les Sémites, les Nègres pour n’en pas citer d’autres. Ce sont là des espèces aussi nettement séparées que celles des animalités proprement dites. (Picard, 1888: 137.)

Et d’en vouloir pour preuve son récent séjour marocain : celui-ci lui a octroyé une connaissance de la différence des races qui échappe inéluctablement à un Européen dont les voyages ne le portent que rarement au-delà de la péninsule ibérique ou de l’Oural. À la haine rabique qui commence à s’exprimer publiquement à la fin des années 1880 s’articule une forme de fascination pour la matière exotique, constituée autant de paysages que de manières de vivre. L’avocat renie d’ailleurs le terme d’exotisme, parce qu’il suppose de demeurer étranger et à distance du peuple et de la région que l’on aborde : il désire pénétrer l’essence même de ce qu’il ressent étranger à lui-même. Picard était un grand voyageur. Outre une période de trois ans durant laquelle il s’est engagé dans la marine pour parcourir le monde (ce dont il rend compte dans L’Amiral en 1883), il s’est rendu au Maroc puis au Congo, pour en rapporter des récits de voyage extrêmement colorés, qui comptent parmi ses seules pages à valeur littéraire. Lorsque l’avocat bruxellois se confronte à l’ailleurs, celui-ci n’est pas seulement exotique, il est avant toute autre chose édénique. Dans ses récits de voyage, cependant, la beauté recèle immanquablement une part maudite, que Picard attribue au climat et, surtout, aux populations autochtones. Ainsi, au Congo :

C’est l’Éden! C’est l’Éden et ses maternelles bienveillances, et ses douceurs bénignes et caressantes. Des papillons, orchidées volantes, des papillons dont les ailes sont des palettes de peintres-joaillers, palpitent nonchalamment leur floraison mouvante parmi la floraison végétale. C’est l’Éden! Oui, si l’étouffante, l’accablante moiteur des tropiques meurtriers ne collait pas à la peau sa suée, à l’esprit sa lourdeur; si de ces cases qui semblent faites pour les Adams et les Èves paradisiaques, ne sortaient pas, affreux et sordides, en leur nudité sauvage, avec leur odeur de fauves, des nègres aux traits camards, aux lèvres vulvaires, aux dents carnassières, aux regards furtifs ou farouches, aux tatouages grotesques et pustuleux, aux pieds écailleux, aux orteils rongés par les tchiques. (Picard, 1896: 98-99.)

Le portrait physique et moral que Picard donne des races qu’il exècre et qui pourtant le fascinent est à ce point outrancier et infamant que le jugement posé quelques lignes plus tôt semble se confirmer avec force, suscitant l’effroi de qui voit l’avenir s’obscurcir douloureusement devant la légèreté de Picard :

Le Sémite ne sort pas de sa stagnation pour produire, mais seulement pour absorber. […] Cette race n’a pas longtemps vécu et eu quelque notoriété que par ses invasions, ses courses maritimes, des descentes sur les côtes, ses enlèvements, ses abordages. […] Ce n’est que récemment qu’on a appris qu’elle recommençait en Afrique, sur le nègre, le système destructeur et pillard dont l’Europe est parvenue à se délivrer sauf l’exception du Juif qui la suce et la ronge. (Picard, 1892: 77.)

La stagnation est un trait qui semble frapper toutes les races que Picard qualifie d’inférieures, y compris les peuples d’Afrique noire, « ces populations stagnantes, stagnantes en une étroitesse de parois cérébrales plus resserrées que les autres races inférieures, et organiquement vouées comme elles à l’immutabilité » (Picard, 1896: 99). La stagnation, valable pour toutes les races à l’exception de l’aryenne, vient faire pendant à la qualité de progrès que prise singulièrement Picard. Dans El Moghreb al Aksa, déjà, c’est à partir d’un épisode anodin du refus de la modernité, de ses techniques et de la nouvelle temporalité qu’elle induit, que Picard avait forgé la preuve du caractère régressif des Sémites. Pourtant la stagnation contraste avec la menace permanente qu’elle représente aux yeux de l’auteur du Moghreb.

Dire que Picard n’est pas à une contradiction près, c’est contourner le problème et dénier l’imaginaire à l’œuvre en tant que matière à analyser pour comprendre le fonctionnement – le plus souvent jugé irrationnel, parce que la cohérence imaginaire interne échappe à qui ne repère que les contradictions – des phénomènes susceptibles de faire basculer, lentement mais sûrement, le monde dans le chaos et l’horreur. Xerxès, Alexandre le Grand, la chute de Carthage, le sac de Jérusalem, la naissance de l’islam, les croisades, Charles Martel, Charlemagne, Charles Quint, l’Inquisition, etc. : tout fait farine au moulin de la révision historique picardienne. Établir un récit cohérent – si irrationnel paraisse-t-il sous les oripeaux de scientificité qu’il puisse déployer – qui donne un sens à l’Histoire de l’humanité, c’est aussi masquer les obsessions personnelles sous une prétendue objectivité.

L’adresse au lecteur du Moghreb s’avère très éclairante sur le caractère subjectif du récit, et ce bien que Picard y enracine l’objectivité de son jugement sur les populations qu’il qualifie de sémites, puisqu’il est allé à leur rencontre en chair et en os :

J’ai écrit cette œuvre dans la plénitude d’indépendance cérébrale
que j’avais là-bas, hors d’ici, libre et seul,
durant mon voyage.
Les idées ont coulé comme elles sont venues,
Les mots ont été acceptés comme ils ont surgi.
Et je n’y ai rien changé.
Elle est à prendre vaille que vaille,
avec ses erreurs et ses vérités, avec ses laideurs et ses beautés possibles.
J’y ai oublié ces facteurs amoindrissants :
la Rhétorique, le Public, la Critique.
J’ai travaillé pour moi et je ne livre mon Livre
qu’à quelques amis et quelques curieux.
Qu’il soit pour les uns un souvenir à conserver,
pour les autres un phénomène à étudier.
Il fut pour moi
une joie, un soulagement, un réconfort. (Picard, 1889: [n. p.].)

Que la haine de Picard soit née, comme le suggèrent d’aucuns, d’une blessure narcissique consécutive au revers électoral qu’il a subi, en tant que candidat indépendant, face à un homme de confession juive, ou à quelque autre événement d’ordre intime ou public que ce soit, importe finalement peu – tout comme importe peu qu’il ait longtemps eu pour maîtresse Judith Cladel, elle-même d’ascendance juive par sa mère. Picard en avait conscience et s’accommodait de la contradiction apparente au moyen du motif identique à celui qui lui permettait de déclarer Jésus aryen : « J’ai des Juifs, du moins des Juifs d’état civil, parmi mes plus précieuses affections » (Picard, 1898a: 115).

Photographie AML, boîte précieuse contenant le manuscrit d’El Moghreb al Aksa (1889), ouvrage d’Edmond Picard  
Photographie numérique | 3505 x 4695 px  

De manière classique, Picard distingue les facteurs de race des facteurs historiques, afin d’asseoir davantage l’apparente scientificité :

Les caractères raciques, fonciers, naturels des peuples paraissent immuables au moins durant des périodes immenses. Les hommes ne s’en évadent pas.

Les caractères historiques, c’est-à-dire acquis, sont, par contre, soumis à des fluctuations, à des modifications. Les circonstances, les événements les ont formés. D’autres événements, d’autres circonstances, peuvent les influencer, les abolir, les remplacer. (Picard, 1906: 49.)

En adoptant la posture du scientifique qui prétend à l’objectivité, a fortiori dans des discours d’exclusion qui peuvent susciter, au fil des générations, le sentiment de l’infamie, Picard gratifie le récit d’une vertu anxiolytique, susceptible de se révéler anxiogène pour qui se trouve sujet de l’exclusion proférée. L’opposition articulée de l’acquis et de l’inné, au fondement même de la théorie de Picard, est peut-être l’élément qu’il faut remettre en cause, et qui ne l’a été qu’insuffisamment, comme en témoignent la fortune des discours populistes du début du XXIe siècle.

« Les luttes entre les races n’ont pas pour mobiles de tels événements isolés ou des anecdotes légendaires. Elles procèdent de causes permanentes et accompagnent, en louves acharnées et inlassables, l’évolution de ces races à travers les temps », écrit Picard (1898b: 7). C’est une certaine vision héroïsée de l’Histoire des hommes qui se trame sous de telles déclarations. L’incarnation, la conscience de représenter quelque chose qui nous dépasse et crée un sentiment de communauté par-delà les époques et les distances. Cette incarnation fascine Picard dans tout ce qu’elle contient de « grandeur tragique » (Picard, 1892: 21). En son chef, c’est un récit mythique qui se trame sous la lutte millénaire des races aryenne et sémite, plongeant moins dans le discours pseudoscientifique que dans une conception tragique de l’univers :

Déjà aux origines confuses la Fable s’en occupe; cette Atlantide disparue dans les flots au-delà des colonnes d’Hercule ne laissant d’autres vestiges que les archipels des Açores, de Madère, des Canaries, du Cap-Vert, Platon ne la disait-il pas habitée par les descendants d’Atlas, fils de Neptune, ancêtres des Phéniciens sémites, disputant aux Athéniens aryens la domination du monde Méditerranéen? (Picard, 1898b: 8.)

Les races sont, selon Picard, « groupées non […] par le pouvoir des hommes ou le hasard des péripéties historiques, mais par la Nature elle-même en ses puissances cosmiques » (Picard, 1898a: 14). La lecture de l’Histoire qu’opère Picard est entée sur un sentiment de grandeur tragique qui, corollairement, incite l’écrivain à adopter une posture prophétique. La « cause profonde, inéluctable » (Picard, 1898b: 20) à l’origine de la lutte des races – que Picard associe sans l’assimiler à la lutte des classes – éclaire sa vision de l’Histoire, constituée d’un « long, tragique et significatif chapelet d’événements » (Picard, 1898a: 58).

L’imaginaire de Picard est en soi plutôt cohérent – jusqu’à surpasser les catégories rationnelles qui nous paraissent aujourd’hui les plus élémentaires. La race est le trait tragique par excellence, cette « nature spéciale, irréductible, dont nul ne peut s’évader » (Picard, 1898a: 15). Le sens tragique de l’Histoire des hommes, c’est précisément ce par quoi l’auteur belge clôt L’Aryano-sémitisme : « Peut-être que tous nos discours et tous nos efforts ne sont qu’une des scènes, réglées d’avance, sur le prodigieux Théâtre où se joue le drame de notre Destinée. » (Picard, 1898a: 140.)

***

Odilon Redon, Dans le dédale des branches (1887)  
Estampe tirée du livre d’Edmond Picard, Le Juré, Bruxelles, Monnom, 1887, np.  
Image numérique | 805 x 974 px  
Disponible sur Gallica.fr  

Picard se désirait Cassandre et finalement, il fut plus écouté que la prêtresse troyenne. Toute époque est animée de rejets viscéraux irrationnels qui se parent des guenilles d’une pseudo-rationalité. Le mouvement de l’Histoire veut que, souvent, les impensés des idéologies dominantes donnent lieu à un assentiment de ces rejets viscéraux – ceux-là même qui peuvent à tout instant faire basculer l’Histoire des hommes dans une horreur sans nom. Comme l’écrit Picard lui-même : « Les hommes qui prêchent l’antisémitisme ne l’ont pas fait sortir du néant : s’ils sont écoutés, c’est qu’ils parlent une langue déjà connue et formulent des tendances qui n’étaient pas à créer mais avaient besoin d’être précisées » (1892: 16).

Indiscutablement, Picard fourbissait le fléau qui allait s’abattre sur les populations juives de l’Europe. Aujourd’hui, les rééditions de Mein Kampf ou des pamphlets de Céline défraient la chronique. En Belgique, l’on s’attaque aux statues du roi Léopold II comme au Tintin au Congo, parce que le souverain est devenu le symbole de l’oppression coloniale et parce que de l’album d’Hergé émanent des relents de paternalisme raciste. Faut-il pour autant renverser les statues du passé? Cet article devrait-il être considéré comme infâme? À l’heure où le politiquement correct règne non en maître mais en idéologie dominante foisonnent les récupérations les plus simplistes, faisant fi des dimensions symbolique et imaginaire qui sous-tendent tout type de discours humain. Celui que la postérité juge infâme ne pouvait se percevoir alors comme tel. Le cas Picard n’invalide en rien le jugement d’infamie mais permet de le relativiser et de repérer où se cristallise l’irrecevabilité d’un discours de haine. Aussi est-il crucial – aujourd’hui – de comprendre les mécanismes qui régissent la légitimité supposée de ce genre de discours, pour que l’infamie puisse être révélée sous le vernis de la conviction d’humanisme dont elle se pare, avant de proliférer.

Quel travail de mémoire doit être fait? Juger de l’infamie, au regard de l’Histoire et de ses leçons, ne doit pas entraîner une suspicion et une révision anachronique des discours rangés sous cette étiquette. Le danger tient à penser en des termes essentialistes, au même titre que la distinction entre l’infâme et le maudit s’avère particulièrement ténue : une figure publique sur laquelle l’on a jeté l’opprobre peut très rapidement se voir glorifiée comme incomprise et mise au ban de l’idéologie dominante (la grande majorité des partis populistes du début du XXIe siècle jouent cette carte et puisent allégrement dans un réservoir de figures infamantes pour veiller à une réhabilitation partielle par le biais de la figure héroïsée du maudit). En cela, Picard voit juste et se trompe tout à la fois lorsqu’il conçoit le mouvement de l’Histoire comme ce qui donne raison aux Cassandres autoproclamées – maudites de croire n’être jamais entendues :

Rarement les causes souterraines des événements sont bien comprises par les contemporains; seule la postérité les dégage et les met en leur vraie place; c’est une coutumière et puérile erreur que de reprendre dans le présent pour expliquer le passé les récits et les imaginations des générations disparues. L’Histoire est constamment à remanier et à repriser, sinon dans les faits au moins dans leurs raisons latentes. (Picard, 1898b: 23.)

  • 1. [Je souligne.]
  • 2. Le texte resté inédit de Verhaeren a récemment fait l’objet d’une publication et d’un commentaire contextuel conséquent (Meurée, 2017).
  • 3. L’article de Delattre démonte chacune des assertions erronées de Picard, se gardant bien d’attaquer l’homme par des arguments relevant de la conjecture ou de l’opinion idéologiquement marquée. Toutefois, l’assyriologue belge s’autorise à souligner l’aspect irrationnel qui anime l’œuvre antisémite non de l’avocat bruxellois, mais de l’un de ses devanciers et modèles, Gustave Tridon : « passion communarde », « engouement ridicule », « antisémitisme radical », « déclamations furibondes » (1894: 21). Quant à Picard, il se voit surtout reprocher ses naïvetés et ses enthousiasmes malheureux pour des théories qui ne tiennent pas debout. Si Delattre évoque une « polémique » (1894: 21) suscitée par les premiers essais antisémites de l’auteur du Juré (1887), celle-ci ne découle que des préconceptions et des inexactitudes grossières qui ruinent son propos. Par exemple : « Depuis longtemps la science, en dehors de toute préoccupation religieuse, a flétri les charlatans qui résolvent les grands problèmes de l’histoire par la considération spécifique des grandes races sémitique, aryenne, touranienne, c’est-à-dire par des mots sur le sens desquels l’accord reste encore à faire. La méthode plaît surtout aux dilettanti, que l’étude des détails rebute et qui font de la science à vol d’oiseau. » (1894: 24.)
  • 4. L’Art moderne, la revue fondée et dirigée par Picard, en avait rendu compte de manière élogieuse dans son numéro du 6 février 1887 et l’avocat s’était rendu auteur par la suite d’un bref feuilleton polémique intitulé « La Bible et le Coran » (L’Art moderne, nos 15, 17 et 18, avril 1888).
  • 5. À noter que le mot d’infamie est brandi par Eugène Demolder, dans une lettre qu’il adresse à Picard au sujet de cette affaire de censure ([s. d.] [1899]).
  • 6. Le segment repris est celui-ci : « En définitive, le Sémite est le second en rang dans la hiérarchie cérébrale de l’humanité, et avant nous parvenu à des agglomérats de considérable civilisation. C’est un vaincu surtout, un vaincu pas assez inférieur au vainqueur pour se résigner, pas assez proche pour se diffuser, plein d’une haine inextinguible justifiée par les lois de la concurrence ethnique et par l’amertume d’un abaissement que la supériorité intellectuelle et l’accroissement numérique et colonial des peuples d’Europe semblent rendre irrémédiable. » (Rosny, 1890: 126, cité par Picard, 1892: 78.)
Pour citer

MEURÉE, Christophe (dir.). 2019. « Évanescentes limites de l’infamie. À partir des œuvres antisémites d’Edmond Picard », Dossier « Paroles diffamantes, images infamantes », Captures, vol. 4, no 1 (mai). En ligne : http://revuecaptures.org/node/3145

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