Loading...
Section sous la responsabilité de
Jean-Philippe Uzel

Peut-on définir l’autochtonie, c’est-à-dire en délimiter le sens par la violence des concepts académiques? Nous pourrions avancer, entre autres acceptions, que l’autochtone habite la terre d’où il est issu. Mais de quel territoire parlons-nous? D’un espace circonscrit par des forces géopolitiques impersonnelles ou d’un écosystème où s’épanouissent dans un équilibre fragile une multitude d’entités vivantes et non-vivantes? L’Inuit dépossédé de la toundra cesse-t-il d’être autochtone parce qu’on l’a acculé à une vie diasporique?

Alootook Ipellie (Arluqtuq Aipilik en inuktitut) a vécu son enfance et sa jeunesse durant une période de grands changements dans l’Arctique. Si son grand-père l’a initié aux unikkaaptuat, ces histoires renfermant la tradition intellectuelle inuite, son éducation occidentale l’a plutôt préparé à survivre au sein du monde des Qallunaat du Sud. Dans son poème « Walking on Both Sides of an Invisible Border » (Gathering: The En’owkin Journal of First North American Peoples. A Retrospective, 1999), cette ambivalence entre deux héritages est assimilée à une condamnation à la torture pour un être innocent. Pour surmonter ce tiraillement intérieur, une seule solution : devenir un agile chorégraphe sautillant d’une culture à l’autre.

Dans le cycle épique Arctic Dreams and Nightmares (1993), Ipellie donne corps à son monde onirique par le truchement d’une vingtaine d’illustrations qui deviennent autant de récits, le texte et l’image se répondant mutuellement. Tour à tour crucifié par les siens et mené aux portes de l’Enfer pour ses croyances païennes, son alter ego chamanique ne trouve la paix qu’en venant à bout de l’image satanique de lui-même à laquelle les prêtres l’ont réduit. Dans son imaginaire, des artistes comme Shakespeare ou Nureyev deviennent des angakkuut capables de voir au-delà des apparences, alors que les missionnaires se métamorphosent en tupilait, esprits pervers qu’il faut exorciser. Ipellie propose ainsi sa lecture du monde euro-américain à partir de concepts issus de la tradition inuite, montrant par là son qanuqtuurniq, son adaptabilité à la modernité. Cette œuvre défie les formes canoniques de la littérature occidentale, comme le roman et la nouvelle, créatures issues d’une modernité où s’affirme l’individualité, pour se réapproprier les unikkaaptuat forgés à travers les époques par sa communauté et contribuer ainsi à leur actualisation.

Pour citer

VIAU, Patrice. 2018. « Ipellie. Habiter l’imaginaire natal », Captures, vol. 3, no 1 (mai), section contrepoints « La notion d’“autochtonie” ». En ligne : revuecaptures.org/node/1309