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Section sous la responsabilité de
Ania Wroblewski
Andrea del Sarto, dessin préparatoire pour Pittura infamante (1530)  
Musée des Offices, Florence, no 330 F, numérisation tirée de Cornelia Syre et al. (dir.), Göttlich Gemalt. Andrea del Sarto. Die Heilige Familie in Paris und München (Munich, 2009, p. 81, fig. 41)  
Dessin à la sanguine sur papier blanc
Reproduction numérique | 1310 x 2688 px  
Andrea del Sarto, dessin préparatoire pour Pittura infamante (1530)  
Musée des offices, numérisation tirée d’Elizabeth Cropper, Pontormo : Portrait of a Halberdier (Los Angeles, Getty Publications, 1997)  
Dessin à la sanguine sur papier blanc
Reproduction numérique | 1310 x 2688 px  
Andrea del Sarto, dessin préparatoire pour Pittura infamante (1530)  
Dessin à la sanguine sur papier blanc
Reproduction numérique | 1381 x 1489 px  

On le sait bien, mais on a tendance à l’oublier : les pratiques décriées qui pullulent sur les réseaux sociaux, loin d’être des inventions complètement neuves, ne sont qu’une exacerbation des interactions humaines existant probablement depuis toujours. Prenons le cas du shaming, de la diffamation publique en ligne. Dans l’Europe prémoderne, c’était l’espace physique (urbain ou plus rarement rural) qui était le théâtre d’une pratique équivalente : la peinture infamante. Si l’efficacité en termes de propagation géographique était bien évidemment moindre, le public visé était adéquatement exposé à ces messages : ils se trouvaient sur les murs des édifices officiels et publics importants dans des lieux névralgiques des villes.

En Italie, l’âge d’or de ces images est le XIVe siècle, mais c’est paradoxalement à partir du quattrocento, donc au temps du déclin de la pratique, que des artistes célèbres sont priés d’y prendre part1. Andrea del Castagno, Sandro Botticelli et Andrea del Sarto sont, à Florence, les vedettes de la Renaissance dont on sait qu’ils ont créé des images infamantes. Ces peintures murales, souvent extérieures et donc exposées aux intempéries, et de surcroît ponctuelles et éphémères par définition, ne sont pas arrivées jusqu’à nous. Cependant, au moins dans le cas d’Andrea del Sarto, le peintre « sans erreur » comme l’appelle Giorgio Vasari (2010 [1568]: 380), nous disposons d’un petit trésor : six dessins créés en préparation des images murales infamantes sont conservés.

C’est en 1530, dans la Florence assiégée par Charles Quint, que l’on demande à Andrea de peindre les portraits de quelques citoyens et capitaines traîtres. Pendant cette période, la traîtrise est en effet l’objet le plus fréquent de l’infamie imagée. Selon les biographes contemporains du peintre, Andrea réagit avec circonspection : il réalise le travail la nuit et se cache derrière le nom d’un élève. La peur de la vengeance, mais aussi la crainte d’avoir la réputation d’un « peintre de pendus » — l’équivalent métaphorique du bourreau — causait souvent une telle discrétion. Les images infamantes étaient donc parfois aussi des objets infâmes, victimes à leur tour de dénonciations et de railleries.

Les dessins infamants que l’on possède d’Andrea suivent le schéma qui était peu à peu devenu une norme assez rigide durant les deux siècles d’évolution de la pratique : ils représentent tous des hommes pendus la tête en bas. Puisque les images infamantes sont généralement le substitut d’un châtiment concret quand les criminels sont absents et introuvables, ces derniers sont représentés punis, en sorte que des deux aspects d’une peine — la souffrance physique et l’humiliation publique — au moins la seconde est effectuée.

En 1530, c’est l’époque du « maniérisme » — un terme hautement problématique mais bien ancré dans l’historiographie. L’art est alors souvent un objet d’élite, complexe et érudit. Mais la peinture infamante ne s’adresse pas à un public d’avant-garde; elle se doit d’être explicite et claire. Si la représentation du coupable en train de réaliser son crime est déjà devenue plus rare, la raison de l’infamie est souvent au moins décrite verbalement. En effet, de courts textes accompagnaient d’habitude les images infamantes. Les mots étaient également indispensables pour l’identification de la personne visée : même dans le cas d’un peintre comme Andrea, certainement capable de créer un portrait ressemblant d’une personne, l’on remarque que l’aspect physionomique reste accessoire. Dans quelques-uns de ces dessins le visage est la partie la moins soignée : après tout, le temps accordé à la création des images, utiles dans l’immédiat, était fort limité. Pire encore, le modèle était presque toujours absent. Les images infamantes ne sont donc pas vraiment la contrepartie négative des portraits d’apparat : si chacun des deux genres détient une fonction sociale indéniable, le processus de création et la démarche artistique en sont tout aussi diamétralement opposés que l’image sociale des personnes représentées.

  • 1. Pour une synthèse des informations historiques sur la pratique (l’auteur déclare d’emblée ne pas être un historien de l’art), voir Ortalli (1994 [1979]).
Pour citer

SAPIR, Itay. 2019. « Infamie renaissante », Captures, vol. 4, no 1 (mai), section contrepoints « Trouble dans l’image ». En ligne : revuecaptures.org/node/3287

Ortalli, Gherardo. 1994 [1979]. La peinture infamante du XIIIe au XVIe siècle, traduction française par Fabienne Pasquiet et Daniel Arasse. Paris : Gérard Monfort, 136 p.
,
Vasari, Giorgio. 2010 [1568]. Vies des artistes, traduction de Léopold Leclanché, préface de Catherine Monbeig Goguel, appareil critique et notes de Cécile Beuzelin, introduction générale d’Antonella Fenech Kroke. Paris : Citadelles & Mazenod, 551 p.