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Date(s) de l'événement : 2018 - 2020

Représentation du 22 septembre, salle Hector-Charland, L’Assomption
Spectacle d’illusionisme présenté par Evenko
Luc Langevin, Maintenant demain, mise en scène par René Richard Cyr

Forcément, il faut accepter devant un film, un roman, une pièce de théâtre, que l’illusion agira, et au prix de ce consentement, nous pourrons nous immerger dans un univers, au prix de cette captatio illusionis, nous vivrons la fiction. Mais qu’en est-il d’un spectacle d’illusionniste — qui plus est, quand cet illusionniste est une personnalité qui joue, dans l’espace public, de sa virtuosité scientifique, faisant de l’avertissement, du métacommentaire, un événement en soi. Je me suis prêté à l’expérience avec Maintenant Demain de Luc Langevin.

Dès l’amorce, lumières tamisées, voix hors-champ profonde, induisent l’immersion : Luc Langevin, un peu hypnotique pour le coup, nous rappelle notre exceptionnalité de spectateur; de fait, nous formons une parcelle statistique de la population québécoise passant son samedi soir dans une salle de spectacle. Pour vérifier notre exceptionnalité toutefois, la voix profonde de l’illusionniste nous enjoint à choisir un chiffre entre 1 et 10, après quoi nous devons prêter attention à une liste de dix caractéristiques et penser très fort à la caractéristique qui correspond à notre chiffre. Rideau! Apparaît devant nous un décor, avec moult objets, un certain désordre sans doute, et encore une fois on nous demande d’associer la caractéristique à un objet, par effort de similarité. Magie : on s’aperçoit que, malgré les dix chiffres, les dix caractéristiques plutôt divergentes, tous les spectateurs ayant choisi un chiffre pair sélectionnent le même objet, tous ceux ayant choisi un chiffre impair, un autre, le même encore pour ceux-là. L’illusion consentie agit : la dame à côté de moi, malgré l’évidence du trucage, de la supercherie, s’exclame d’un touchant « ben voyons donc ».

Luc Langevin, Maintenant Demain (2018)  
Captation de la performance, salle de spectacle du cégep Lionel-Groulx de Sainte-Thérèse (Qc), 7 mars 2018  
Photographie numérique | 1920 x 2880 px  
Photo de presse par Maxime Hébert  

Le spectacle d’illusionniste noue ainsi ce drôle de pacte consistant à consentir à l’illusion — je serai trompé par mes perceptions — avec pour condition néanmoins, de résister à cette illusion — je vais me faire tromper si bien que ce sera malgré moi. Je prenais des notes. Je surveillais. Je consultais du regard ma partenaire : néanmoins, je le savais, je serais trompé. Découle de cette situation une lecture joyeusement paranoïaque, inscrite de facto dans le genre; nul ne veut être la dupe, nul ne croit que le disparu disparaît, que le téléporté se téléporte, que l’illusionniste lit dans les pensées ou prévoit l’avenir — en témoignent les rumeurs de la salle après chaque tour, manière d’interprétation collective de cet agréable prestige —, mais peu savent pointer exactement là où l’illusion fait écran au réel.

Le maître principe du nouveau spectacle de Luc Langevin, c’est la « causalité » : les effets ne peuvent précéder les causes, répète-t-il, soulignant par là que lire le futur est impossible. Tous ses tours ou presque aguichent cette loi de la physique, et parce qu’on ne peut faire infraction à la science, le spectateur est plongé derechef dans la résistance à l’illusion — ce n’est qu’une illusion —, mais impuissante, cette résistance — une illusion que je ne sais expliquer.

Luc Langevin parle beaucoup — il raconte, il décrit, il ironise, il commente. Pour moi, disons critique littéraire, ce contenu discursif devient vite encombrant, car il apparaît clair qu’il ne vise qu’à détourner l’attention de l’essentiel. Je dois me méfier du bavard, de son manque flagrant de fiabilité1. Aussi l’écoutai-je contre lui-même, tentant de voir ce qu’il cachait, ce qu’il détournait. Roland Barthes demandait bien, question qu’on saurait adresser au spectacle de l’illusionniste : « Tout, dans un récit, est-il fonctionnel? » Et il répondait qu’évidemment un récit « n’est jamais fait que de fonctions […]. [Q]uand bien même un détail paraîtrait irréductiblement insignifiant, rebelle à toute fonction, il n’en aurait pas moins pour finir le sens même de l’absurde ou de l’inutile : tout a un sens ou rien n’en a. » (Barthes, 1985 [1966]: 176.) Devant Maintenant Demain et tous ses accrocs — Luc Langevin se trompe dans les cartes, Luc Langevin fait mine d’être dépité devant un résultat, Luc Langevin s’étonne, embarrassé, du gabarit de ses « cobayes » sur scène — je ne peux, forcément, que chercher le sens, car dans cette vaste supercherie qu’est le spectacle de l’illusionniste, tout a un sens ou rien n’en a.

Jérôme Bosch (ou suiveur), L’Escamoteur (c1475-80)  
Huile sur bois | 65 x 53 cm  
Reproduction numérique | 4498 x 3739 px  

Dans le maître tour, à la fin, Luc Langevin fait se téléporter un spectateur tiré de la salle : deux coffres-forts apparaissent sur scène, et on comprend que le sujet disparaîtra du premier coffre-fort pour réapparaître dans le second. On invite trois individus à monter, on les interroge avant de choisir le sujet idoine, celui qui se placera dans le premier coffre-fort, filmé pendant l’expérience par une caméra à l’intérieur et encouragé, de plus, à se filmer grâce à son téléphone portable — vraiment, s’il y avait des fantômes, on les verrait. Le 22 septembre, l’élu est un homme d’une quarantaine d’années, vitrier de carrière. Le spectacle d’illusionniste est ainsi fait que ce matériau discursif — vitrier — m’appelle et m’inspire les plus troublantes analyses — je pense à tout ce que ce métier connote de transparence, de faux tain, quoi encore? Or, pour pouvoir intégrer le vitrier, sémantiquement, dans l’illusion — l’intégrer dans un récit pré-établi —, il me faut de même penser que Luc Langevin ne l’aurait pas choisi par hasard — l’illusionniste lance des ballons dans la salle pour choisir ses sujets; il me faut lui prêter une grande précision —, il faut de même, puisque le vitrier est acclamé par les sept membres de sa famille, intriquer ces figurants dans l’illusion, les rendre complices. Et de là, il me faut convenir de toutes ces blagues si habilement préparées pour chacun des individus montés sur scène tout au long du spectacle, des paroles échangées près de moi qui me déconcentraient de l’essentiel et participaient à ma tromperie, il me faut absolument considérer la possibilité que toute la salle soit peut-être, d’une manière ou d’une autre, dans le coup, et que ma partenaire et moi soyons les deux seuls individus s’étant procuré des billets pour vrai. Une telle folie interprétative, assez semblable à celle que raconte The Prestige de Christopher Nolan (2006), fascine. On sort d’un tel spectacle avec l’idée, très Truman show (Peter Weir, 1998), que tout l’univers manigance pour nous tromper. Et que, pour continuer à vivre notre vie, il faut bien consentir complètement à cette vaste illusion.

Pour citer

BÉLANGER, David. 2018. « L’illusion consentie », Captures, hors série (23 octobre). En ligne : www.revuecaptures.org/node/2776